Les Voluptés
I
Ô Voluptés, salut ! une longue injustice
Vous accuse d'emplir les enfers de damnés,
Fait sonner votre nom comme le nom du vice
Et ne l'inscrit jamais que sur des fronts fanés ;
Et nous vous bénissons, reines des jeunes hommes ;
Si nous rêvons un ciel, c'est en vous embrassant,
Et vous nous laissez purs, ennoblis que nous sommes
Par la complicité du coeur avec le sang !
Nos lèvres ne vont pas jusqu'à la beauté même,
Et le plus long regard ne nous peut apaiser,
Tant que la bouche et l'oeil n'ont pas crié : « Je t'aime ! »
Et fait d'un sentiment le miel de leur baiser.
Stupide libertin, l'homme qui fait sa proie
D'un amour ingénu qu'il se rit d'offenser !
Les beaux corps sont pour lui des pourvoyeurs de joie,
Sans que jamais sentir le convie à penser.
La pudeur n'est pour lui qu'une ardente ceinture
Que le caprice attache et saura dénouer,
Car il ne comprend pas que l'austère Nature
La donne pour combattre et non pas pour jouer.
Ah ! s'il est quelque part des flammes éternelles,
Que ce brutal y tombe et s'instruise à pleurer !
Nous levons sur le beau de plus tendres prunelles,
L'art pensif a des yeux qui savent admirer !
II
Mais l'admiration n'est pas l'amour encore ;
L'homme tend vers le beau ses bras pour le saisir,
L'homme veut quelque prise à tout ce qu'il adore.
Et son avide main suit partout son désir.
Posséder la beauté, c'est, dans une caresse
Offerte, mais rendue avec un trouble égal,
Par la fête des sens exprimer la tendresse,
Par l'exquise tendresse honorer l'idéal !
Quand nous traînons, aux jours d'angoisses juvéniles,
Nos grandes soifs d'aimer, qui nous parlent en loi : ;,
Sur le pavé cynique et sans pitié des villes,
Le coeur si misérable et si riche à la fois,
Nous nous rappelons tous une amante première :
Les doigts timidement aux siens entremêlés,
Nous rêvions avec elle en foulant la bruyère,
Sans pouvoir dire un mot, le sein, les yeux troublés ;
La bonté s'exhalait de la terre embaumée,
Tout semblait chaste, heureux, béni sur le chemin,
Comme si la vertu par notre bien-aimée
Pour nous conduire à Dieu nous avait pris la main.
Alors nous vous pleurons, ô petites amantes
Qui teniez sous vos cils le désir à genoux :
L'océan soulevé des ivresses brûlantes
Nous désaltère moins qu'une larme de vous ;
Si nous mêlons encore au plaisir la pensée,
C'est que nous évoquons nos voeux d'adolescents :
Offrir à l'âme l'âme aux lèvres condensée,
Voilà l'amour entier, rêve des coeurs puissants !
On dit que Raphaël, aimant la Fornnarine
Assez pour désirer des nuits sans lendemains,
Laissa le souffle pur de sa jeune poitrine
Fuir sous l'oppression de plaisirs surhumains.
Il en mourut ! Eh bien ! ô vous que l'ennui ronge,
Vous dont l'or vigilant travaille la santé,
De quoi le plaignez-vous î il meurt aux bras d'un songe,
Vous mourez sur l'écueil d'une réalité.
Oui, Raphaël usa sa fébrile énergie,
Mais jamais sur ce front par un ange habité
Les reflets infernaux de la stérile orgie
N'ont jeté leur rougeur ni leur lividité.
Quand sa bouche, en suivant la correcte figure,
En avait savouré les contours gracieux,
Quand il avait flatté la brune chevelure
Et balancé son coeur dans l'infini des yeux,
Quand il avait d'amour et peut-être d'envie
Sur une oeuvre de Dieu fait battre son côté,
Surpris dans l'idéal un peu de l'autre vie
Et donné de la sienne au corps de la beauté,
Alors, pâle et divin, les yeux ombrés d'un voile,
Mais pleins des feux lointains au paradis puisés,
Il repoussait la femme et portait à la toile
La caresse de l'art, essence des baisers.
III
Hélas ! découvrons-nous un seul plaisir au monde
Dont l'oeil ne sorte pâle et le front abattu ?
Laissons l'amour vénal et la débauche immonde,
Regardons la justice et l'art et la vertu.
L'homme ne peut goûter ni le vrai ni le juste,
Il ne peut pas s'unir à toute la beauté :
À penser l'idéal l'esprit le plus robuste
S'épuise, et qui le sent périt de volupté.
Le philosophe au loin voyait luire une flamme,
Et, fier, vers le mirage il s'est précipité ;
Mais l'espoir a trahi les ailes de son âme,
Au coeur de la substance il sent l'inanité.
Il ressemble au vaisseau sur des mers immobiles :
Les voiles sans appui tombent le long des mâts ;
Vainement la vigie a vu le bleu des îles,
L'abîme indifférent ne l'y portera pas.
Le soldat a posé son casque sur sa tête,
Le peuple l'accompagne, il est enfin parti,
Il s'est enfin jeté dans l'épaisse tempête !
Il chancelle d'un coup qu'il n'avait pas senti.
Le soir, se soulevant sur la plaine empourprée,
Il cherche, il voit là-bas les feux du camp vainqueur,
Il ne peut soutenir sa blessure altérée
Et tombe, avec la mort et la patrie au coeur,
Le poète tout bas récite son poème ;
Il en a bien souffert, s'il en a bien joui ;
Il connaît trop le prix des pauvres vers qu'il aime
Au socle de sa harpe il reste évanoui.
Mais la mère pardonne au fruit qui la déchire,
Elle oublie en ses flancs les poignantes chaleurs,
Et, le voyant si beau, trouve un premier sourire
Humide et pâle encor des dernières douleurs
Celui qu'en d'autres cieux la mélodie entraîne,
Quand sous un archet sûr qui flatte en pénétrant
Il fait contre son sein vivre en un coeur de frêne
Ce soupir étouffé, ce chant grêle et souffrant ;
Quand, de ce même archet, délicat tout à l'heure,
Fouettant soudain la corde, à ses fougueux appels
Il la fait sangloter comme un enfant qui pleure,
Et, folle, crier grâce â des baisers cruels !
Ne sent-il pas dans l'air se dissiper sa vie
Et par modes égaux, délicieux tourment !
Courir dans tous ses nerfs l'irritante harmonie
Qui l'épuisé et le charme inexorablement ?
Le sculpteur, fasciné par le limon qu'il creuse,
Travaille seul, debout, comme étonné, sans voix ;
Son oeil fixe et profond, sa main ferme et fiévreuse
Se portent de concert sur tout l'oeuvre à la fois !
Car elle est là, Vénus ! elle est là, toute nue.
Elle dort dans la terre, il va la réveiller ;
Il ne l'invente pas, mais il l'a reconnue,
Et son pouce ne fait que la déshabiller !
Au moment où Vénus, comprenant qu'on l'appelle,
Du bloc indifférent sous les doigts curieux
Sort sa divine épaule et sa tète immortelle
Et cherche le sourire et le salut des dieux,
Croyez-vous que l'artiste, émerveillé lui-même,
Devant ce qu'il a fait immobile et transi,
Ne sente pas en lui de la beauté suprême
Un envahissement qui peut tuer aussi ?
L'architecte hardi, père des Propylées,
En porte la figure et le poids sous son front,
Et les pierres demain, nobles et calculées,
D'un vol sublime et sûr pour le ciel partiront ;
L'enceinte monte ; enfin sur les hautes colonnes,
Tranquille et patient, il assoit le fronton,
Comme aux têtes des rois Dieu pose les couronnes,
Et sa grande âme unit Archimède à Platon.
Le peuple alors se presse autour du nouveau temple :
Il rend hommage à l'homme, à la muse, au compas,
Et l'artiste orgueilleux dans le ciel se contemple,
Car c'est lui que la foule admire de si bas.
Auprès des grands piliers, accoudé sur la base,
Il lève ses regards vers les vastes plafonds ;
Toute sa vanité s'abîme dans l'extase,
Il pleure, il peut mourir de ces plaisirs profonds.
Oui, l'homme qui, serrant sa pensée avec force,
La jette chaude encor dans un moule du beau,
Celui-là dépérit, et son humaine écorce
Se crispe et se consume au toucher du flambeau.
Arbitres de nos coeurs, de quel droit, à quel signe
Distinguez-vous la honte au front des voluptés ?
Laquelle est généreuse et laquelle est indigne
Quand le même infini séduit les volontés ?
Qu'il attire le beau sur des lèvres célestes
Pour dire avec le marbre ou le luth son bonheur,
Qu'il affronte un vil peuple ou des soldats funestes,
L'amant de l'idéal expire au champ d'honneur.
Mais, si par aventure il fallait que je fisse
Dans ces mortels plaisirs le plus généreux choix,
Je me voudrais sentir l'amour du sacrifice :
Les dévouements sont beaux et bénis à la fois !
J'aimerais mieux, plus grand sous des larmes viriles.
Pour prouver la vertu gravir un Golgotha,
Ou pour le droit sacré tomber aux Thermopyles,
Que de blêmir tremblant sur la Fornarina.