Éternels Éclairs

À la Comète de 1861

Bel astre voyageur, hôte qui nous arrives Des profondeurs du ciel et qu'on n'attendait pas, Où vas-tu ? Quel dessein pousse vers nous tes pas ? Toi qui vogues au large en cette mer sans rives, Sur ta route, aussi loin que ton regard atteint, N'as-tu vu comme ici que douleurs et misères ? Dans ces mondes épars, dis ! avons-nous des frères ? T'ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain ? Ah ! quand tu reviendras, peut-être de la terre L'homme aura disparu. Du fond de ce séjour Si son œil ne doit pas contempler ton retour, Si ce globe épuisé s'est éteint solitaire, Dans l'espace infini poursuivant ton chemin, Du moins jette au passage, astre errant et rapide, Un regard de pitié sur le théâtre vide De tant de maux soufferts et du labeur humain.

— Louise Ackermann
Poésies philosophiques

Envie de me révolter

Riches et célèbres Ils ont tout Mais ne se possèdent plus. Pauvres et inconnus Ils n’ont rien Qu’eux-mêmes pour survivre. Tant de gens misérables, D’inégalités insupportables, Société impitoyable !

— Stéphen Moysan
J'écris mes silences

La grasse matinée

Il est terrible le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim elle est terrible aussi la tête de l’homme la tête de l’homme qui a faim quand il se regarde à six heures du matin dans la glace du grand magasin une tête couleur de poussière ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde dans la vitrine de chez Potin il s’en fout de sa tête l’homme il n’y pense pas il songe il imagine une autre tête une tête de veau par exemple avec une sauce de vinaigre ou une tête de n’importe quoi qui se mange et il remue doucement la mâchoire doucement et il grince des dents doucement car le monde se paye sa tête et il ne peut rien contre ce monde et il compte sur ses doigts un deux trois un deux trois cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé et il a beau se répéter depuis trois jours Ça ne peut pas durer ça dure trois jours trois nuits sans manger et derrière ce vitres ces pâtés ces bouteilles ces conserves poissons morts protégés par les boîtes boîtes protégées par les vitres vitres protégées par les flics flics protégés par la crainte que de barricades pour six malheureuses sardines.. Un peu plus loin le bistrot café-crème et croissants chauds l’homme titube et dans l’intérieur de sa tête un brouillard de mots un brouillard de mots sardines à manger œuf dur café-crème café arrosé rhum café-crème café-crème café-crime arrosé sang !... Un homme très estimé dans son quartier a été égorgé en plein jour l’assassin le vagabond lui a volé deux francs soit un café arrosé zéro franc soixante-dix deux tartines beurrées et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

— Jacques Prévert
Paroles

La misère

Un pauvre sans logis, repoussant, m’a dit : j’ai Bien mal aux yeux et le bras droit paralysé. Bien sûr que le pauvre diable n’a pas de mère Pour le consoler doucement de sa misère. Il vit comme cela : pion dans une boîte, Et passe parfois sur son front froid sa main moite. Avec ses bras il fait un coussin sur un banc Et s’assoupit un peu comme un petit enfant. Mais au lieu de traversin blanc, sa vareuse Se mêle à sa barbe dure, grise et crasseuse. Il économise pour se faire soigner. Il a des douleurs. C’est trop cher de se doucher. Alors, il enveloppe dans un pauvre linge Tout son pauvre corps misérable de grand singe. Un pauvre sans logis, repoussant, m’a dit : j’ai Bien mal aux yeux et le bras droit paralysé.

— Francis Jammes
De l’Angélus de l’aube, à l’Angélus du soir

Les enfants pauvres

Prenez garde à ce petit être ; Il est bien grand, il contient Dieu. Les enfants sont, avant de naître, Des lumières dans le ciel bleu. Dieu nous les offre en sa largesse ; Ils viennent ; Dieu nous en fait don ; Dans leur rire il met sa sagesse Et dans leur baiser son pardon. Leur douce clarté nous effleure. Hélas, le bonheur est leur droit. S'ils ont faim, le paradis pleure. Et le ciel tremble, s'ils ont froid. La misère de l'innocence Accuse l'homme vicieux. L'homme tient l'ange en sa puissance. Oh ! quel tonnerre au fond des cieux, Quand Dieu, cherchant ces êtres frêles Que dans l'ombre où nous sommeillons Il nous envoie avec des ailes, Les retrouve avec des haillons !

— Victor Hugo
NC

Madame la misère

Madame la misère écoutez le vacarme Que font vos gens le dos voûté la langue au pas Quand ils sont assoiffés il ne soûlent de larmes Quand ils ne pleurent plus il crèvent sous le charme De la nature et des gravats Ce sont des suppliciés au ventre translucide Qui vont sans foi ni loi comme on le dit parfois Régler son compte à Monseigneur Ephéméride Qui a pris leur jeunesse et l’a mise en ses rides Quand il ne leur restait que ça Madame la misère écoutez le tumulte Qui monte des bas-fonds comme un dernier convoi Traînant des mots d’amour avalant les insultes Et prenant par la main leurs colères adultes Afin de ne les perdre pas Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire Et qui mettent du sang sur les chiffres parfois Comme si l’on devait toucher du doigt pour croire Qu’un peuple heureux rotant tout seul dans sa mangeoire Vaut bien une tête de roi Madame la misère écoutez le silence Qui entoure le lit défait des magistrats Le code de la peur se rime avec potence Il suffit de trouver quelques pendus d’avance Et mon Dieu ça ne manque pas

— Léo Ferré
NC

Melancholia (extrait)

... Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ? Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement. Accroupis sous les dents d'une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre, Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! Ô servitude infâme imposée à l'enfant ! Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée, La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée, Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! - D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin ! Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil ! Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ? Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l'homme ! Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit, Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème ! Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même, Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux, Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

— Victor Hugo
Les Contemplations

Paris, fierté de la nation

Paris, fierté de la nation, Un million d’appartements, Trop peu pour les pauvres. Les temps sont tristes - Dans le gobelet du mendiant Plus de pluie que de pièces. Malheureusement en hiver Nous manquons de chaleur, Même les cœurs sont froids.

— Stéphen Moysan
En route vers l'horizon

Quand les nantis volent les démunis

Quand les nantis volent les démunis On appelle ça les affaires, Quand les démunis se défendent On appelle ça la violence. C’est de l’enfer des pauvres Qu’est fait le paradis des riches, Vaincre la misère n’est pas geste de charité, C’est acte de justice.

1-4 Mark Twain : Quand les riches volent les pauvres on appelle ça les affaires, quand les pauvres se défendent
on appelle ça de la violence.
5-6 Victor Hugo
7-8 Nelson Mandela
Mixage poétique : Stéphen Moysan
— Stéphen Moysan
Mixages poétiques

Un sourire qui interpelle

Un matelas dans la rue, L’ignorance des passants, Trop peu pour vivre. Le vieux sans abri - Même un épouvantail Est mieux habillé. Alors comment fait-il Celui qui est sans-dent Pour continuer à sourire ?

— Stéphen Moysan
J'écris mes silences
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