Effets du soir
Stéphen Moysan
Mars et Avril 2019
Droit d'utiliser à des fins non commerciales, de partager ou d'adapter l'Œuvre. Pour cela, vous devez la créditer, intégrer un lien vers cette page du site et indiquer si des modifications ont été effectuées. Les nouvelles Œuvres créées à partir de celle-ci seront sous les mêmes conditions.
Critique sur le recueil de Mathieu Jacomy
Avant propos : Mathieu est un ami, une personne brillante qui m'a toujours soutenu dans mes projets d'écriture. Il est à l'origine de la création du site, a été ingénieur, fait de la recherche et a enseigné à Sciences Po. Il travaille aujourd'hui dans une université Danoise à Copenhague. Aussi cette critique, même si elle peut sembler légèrement négative, est constructive, et aura certainement des conséquences sur mes productions futures. Avec son accord, je décide de partager son analyse ici. Il n'était pas au courant que je la publierai au moment où elle fut rédigée, et je dois admettre que j'ai vacillé à sa lecture.
Merci Stéphen pour le recueil et les commentaires positifs de notre ami commun qui y sont associés. Ils sont intéressants à lire, car nous n'avons pas la même sensibilité et pas la même lecture. Comme tu le sais, je ne suis pas très fan des poèmes d'amour en général, leur préférant l'esthétique originale du romantisme, l'homme face à la vague, l'humanité de la confrontation avec des éléments qui nous dépassent. C'est de cette façon que j'aurais d'abord expliqué pourquoi la première partie du recueil m'a laissé froid, et que ce n'est que vers la fin que j'ai été séduit. Mais à bien y réfléchir ce n'est pas le thème de l'amour en lui-même qui m'indiffère, c'est l'absence de surprise. Je ne vais pas faire de commentaire du recueil poème par poème. La première partie du recueil ne s'adresse pas à moi, que les gens qui l'aiment te donnent leur retour, c'est ca qui te sera utile. Mieux vaut plaire beaucoup à un petit nombre que plaire un peu à beaucoup. Mais je peux dire pourquoi ca ne marche pas avec moi. Ce que j'attends d'un poème court, c'est un tout où on ne peut rien enlever ni rien ajouter, où tout fait sens, et qui me surprend. Note bien qu'on peut attendre d'autres choses d'un poème, comme de belles images, une musicalité. Mais de même que le scénario est pour moi le plus important dans un film, la narration et son mystère est la source première de mon plaisir. Et dans un poème court en particulier, la façon dont l'économie des mots peut raconter une histoire. C'est ce qui fait la beauté d'un haïku à mes yeux : il est si court qu'il ne semble pas qu'on puisse y raconter grand chose, et pourtant avec du talent on peut y loger une histoire bien plus grande que sa taille. C'est en cela qu'un court poème ressemble à une enquête. L'économie des mots force à y trouver des relations de sens implicites, qui font sa beauté et son mystère. Je peux aimer y trouver une surprise, ou bien une belle idée, ou encore une image puissante. Mais tout cela n'est possible que si je peux admirer la facture du poème, si je peux sentir qu'aucun ajout ou retrait ne pourrait laisser son sens intact. Les poèmes d'amour sont trop linéaires pour ca. Ou si on peut écrire des poèmes d'amour non linéaires, alors je crois que je pourrais apprécier ceux-là. A titre d'exemple, je vais détailler l'un des poèmes, mais ma critique s'appliquera à d'autres.
« Symbiose » Dans tes yeux, Mon désir Se reflète. J’ai lu en toi, La première raison De mon amour. Ton âme mise à nue, Faire de même Avec ton corps.
Je vais l'écrire intentionnellement comme un texte normal, sans sauts de ligne. Voilà ce qu'il raconte : « Dans tes yeux, mon désir se reflète. J'ai lu en toi la première raison de mon amour. Ton âme mise à nu, faire de même avec ton corps. » Il ne dit principalement qu'une chose : je te désire. Et cette linéarité seule n'est pas un problème en soi - une seule fulgurance peut suffire. Le problème vient du fait que la facture du poème n'est pas assez resserrée. Par exemple, pourquoi séparer « Dans tes yeux, mon désir se reflète » en trois vers ? Tu ne dis là qu'une seule chose. Aussi, pourquoi séparer « Faire de même avec ton corps » en deux vers ? La réponse que j'imagine est que tu es parti du format 3 x 3 et que tu t'y es tenu, mais en tant que lecteur cela ne me regarde pas. Et qu'apporte la troisième strophe qui reprend essentiellement l'idée de la première ? Pour moi ce poème n'est pas un « Haicube », parce que chaque ligne, chaque strophe n'est pas nécessaire. Du coup sa forme n'a pas de sens, autant l'écrire comme du vers libre. Je ne peux pas faire abstraction de la forme et du fond. Mais si je n'avais pas attendu une forme proche du haiku, j'aurais peut-être été moins déçu. Dans le jeu de mes attentes, je n'ai pas trouvé ce que j'espérais : une énigme, un sens caché, une histoire, une belle facture dans l'économie des mots. Un poème plus explicitement en vers libre aurait fixé un autre type d'attentes. Mais dans tous les cas, ce poème reste linéaire, simple dans sa trajectoire. Il ne me remet pas en cause, ne me transporte pas, n'exige rien de moi. A titre de comparaison, le dernier poème, lui, est un « Haïcube » et je l'apprécie.
« Il est parti » Reflet du lac - Quelques ricochets Les rides du ciel. Nuit de juin Tout s’est arrêté Sauf la lumière de la lune. Que le temps parait long Quand pour un proche La vie fut trop courte.
Première strophe : « Reflet du lac - quelques ricochets, les rides du ciel ». Ce n'est même pas une phrase. Et les sauts de ligne sont impératifs. Chaque ligne apporte alors un élément essentiel sans lequel aucune des trois ne fait sens. Le lac et ses reflets dressent le décor, les ricochets sont l'action qui s'y déroule, et les rides du ciel sont l'image qui lient les deux et donne la clef du sens caché : le narrateur ne regarde pas le lac, mais le ciel à travers lui. Ce qui explique pourquoi on parle du lac et des reflets. On a besoin de mentionner les ricochets car ils font les rides, on a besoin des rides car ce sont elles qui font apparaître la surface du lac, sans laquelle on ne verrait que le ciel. Le lac est non seulement juxtaposé au ciel, mais c'est aussi l'effet du narrateur (probablement) qui a généré ces ricochets. C'est la différence avec des vagues par exemple, qui feraient aussi apparaître la surface du lac mais pas comme le résultat d'une action humaine. Il n'y a rien à ajouter, rien à enlever. De même, les trois strophes se complètent. La seconde strophe arrive en contraste avec la première, sans lien de sens évident - c'est une énigme dont j'attends la résolution. La troisième strophe apporte l'explication qui permet de faire faire sens aux deux premières, et qui les éclaire rétrospectivement d'un sens nouveau. On a envie de relire le poème maintenant que l'on connaît la chute. Il n'est pas linéaire, il rebondit et me demande d'être actif dans mon interprétation. Il me procure ce plaisir et le plaisir d'une belle facture dans l'économie des mots, d'une qualité de fabrication qui laisse son processus mystérieux. Par où as-tu commencé à l'écrire ? Difficile à dire, car chaque partie semble dépendre des autres pour exister. Le poème fait un tout satisfaisant. Il existe un exercice de style qui consiste à raconter une histoire en une ligne. Le jeu est un peu différent du haïku, car il est moins mystérieux, mais l'effet de l'économie des mots y est plus visible. Il est plus facile d'y apprécier les trouvailles des auteurs qui ont réussi à loger de grandes choses dans très peu de mots. J'en vois passer parfois sur Twitter, généralement en anglais. Je t'en traduis quelques unes pour ton plaisir et pour illustrer mon propos. « Ramener des roses à la maison, les clefs ne rentraient pas.» « Il fit glisser son alliance de son doigt vers sa poche et sortit dans le froid. » « Faux numéro, dit une voix familière. » « Il était le dernier à partir alors il éteignit les lumières, jeta un dernier regard en arrière et dit adieu la Terre. » « Je me suis présenté de nouveau à ma mère aujourd'hui. » « Les petits cercueils pèsent le plus lourd. » En espérant t’avoir aidé.
Mathieu.