Éternels Éclairs

Amour

Et l’amour ? Il faut nous laver
De cette crasse héréditaire
Où notre vermine stellaire
Continue à se prélasser

L’orgue, l’orgue qui moud le vent
Le ressac de la mer furieuse
Sont comme la mélodie creuse
De ce rêve déconcertant

D’Elle, de nous, ou de cette âme
Que nous assîmes au banquet
Dites-nous quel est le trompé
O inspirateur des infâmes

Celle qui couche dans mon lit
Et partage l’air de ma chambre
Peut jouer aux dés sur la table
Le ciel même de mon esprit

— Antonin Arthaud,
Tric Trac du ciel

L'amour sans trêve

Ce triangle d’eau qui a soif
cette route sans écriture
Madame, et le signe de vos mâtures
sur cette mer où je me noie

Les messages de vos cheveux
le coup de fusil de vos lèvres
cet orage qui m’enlève
dans le sillage de vos yeux.

Cette ombre enfin, sur le rivage
où la vie fait trêve, et le vent,
et l’horrible piétinement
de la foule sur mon passage.

Quand je lève les yeux vers vous
on dirait que le monde tremble,
et les feux de l’amour ressemblent
aux caresses de votre époux.

— Antonin Arthaud,
L’ombilic des Limbes

La rue

La rue sexuelle s’anime
le long de faces mal venues,
les cafés pepiant de crimes
deracinent les avenues.

Des mains de sexe brûlent les poches
et les ventres bouent par-dessous;
toutes les pensees s’entrechoquent,
et les tetes moins que les trous.

— Antonin Arthaud,
N.C

Le navire mystique

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus,
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d'un ciel de Bible et de Cantiques.

Et ce ne sera pas la Grecque bucolique
Qui doucement jouera parmi les arbres nus ;
Et le Navire Saint n'aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre,
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l'Infini.

Le bout de son beaupré plonge dans le mystère ;
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L'Argent mystique et pur de l'étoile polaire.

— Antonin Arthaud,
Premiers poèmes

Extrait de l'Ombilic des Limbes

Avec moi dieu-le-chien, et sa langue
qui comme un trait perce la croûte
de la double calotte en voûte
de la terre qui le démange.
Et voici le triangle d’eau
qui marche d’un pas de punaise,
mais qui sous la prunelle en braise
se retourne en coup de couteau.
Sous les seins de la terre hideuse
dieu-la-chienne s’est retirée,
des seins de terre et l’eau gelée
qui pourrissent sa langue creuse.
Et voici la vierge-au-marteau,
pour broyer les caves de terre
dont le crâne du chien stellaire
sent monter l’horrible niveau.

— Antonin Arthaud,
L’Ombilic des Limbes

Poète noir

Poète noir, un sein de pucelle
te hante,
poète aigri, la vie bout
et la ville brûle,
et le ciel se résorbe en pluie,
ta plume gratte au coeur de la vie.

Forêt, forêt, des yeux fourmillent
sur les pignons multipliés ;
cheveux d’orage, les poètes
enfourchent des chevaux, des chiens.

Les yeux ragent, les langues tournent
le ciel afflue dans les narines
comme un lait nourricier et bleu ;
je suis suspendu à vos bouches
femmes, coeurs de vinaigre durs.

— Antonin Arthaud,
L’Ombilic des Limbes

Prière

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

— Antonin Arthaud,
Le Pèse-nerfs

Révolte contre la poésie

Nous n’avons jamais écrit qu’avec la mise en incarnation de l’âme, mais elle était déjà faite, et pas par nous-mêmes, quand nous sommes entrés dans la poésie.
Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il ne l’est pas.
Il y a quelque chose derrière sa tête, autour de ses oreilles de sa pensée. Quelque chose est en germe dans sa nuque, où il était déjà quand il a commencé. Il est le fils de ses oeuvres, peut-être, mais ses oeuvres ne sont pas de lui, car ce qui était de lui-même dans sa poésie, ce n’est pas lui qui l’y avait mis, mais cet inconscient producteur de la vie qui l’avait désigné pour être son poète et qu’il n’avait pas désigné lui. Et qui ne fut jamais bien disposé pour lui.

Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète, mais le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi. Et je me souviens de la rébellion antique contre les formes qui venaient sur moi.

C’est par révolte contre le moi et le soi que je me suis débarrassé de toutes les mauvaises incarnations du Verbe qui ne furent jamais pour l’homme qu’un compromis de lâcheté et d’illusion et je ne sais quelle fornication abjecte entre la lâcheté et l’illusion. Je ne veux pas d’un verbe venu de je ne sais quelle libido astrale et qui fut toute consciente aux formations de mon désir en moi.

Il y a dans les formes du Verbe humain je ne sais quelle opération de rapace, quelle autodévoration de rapace où le poète, se bornant à l’objet, se voit mangé par cet objet.
Un crime pèse sur le Verbe fait chair, mais le crime est de l’avoir admis. La libido est une pensée d’animaux et ce sont ces animaux qui, un jour, se sont mués en hommes.

Le verbe produit par les hommes est l’idée d’un inverti enfoui par les réflexes animaux des choses et qui, par le martyre du temps et des choses, a oublié qu’on l’avait inventé.

L’inverti est celui qui mange son soi et veut que son soi le nourrisse, cherche dans son soi sa mère et veut la posséder pour lui. Le crime primitif de l’inceste est l’ennemi de la poésie et tueur de son immaculée poésie.

Je ne veux pas manger mon poème, mais je veux donner mon coeur à mon poème et qu’est-ce que c’est que mon coeur et mon poème. Mon coeur est ce qui n’est pas moi. Donner son soi à son poème, c’est risquer aussi d’être violé par lui. Et si je suis Vierge pour mon poème, il doit rester vierge pour moi.

Je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi.
Je ne veux pas de ces réflexes vieillis, conséquence d’un antique inceste venu de l’ignorance animale de la loi Vierge de la vie. Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit en lui. Aimer son moi, c’est aimer un mort et la loi du Vierge est l’infini. Le producteur inconscient de nous-même est celui d’un antique copulateur qui s’est livré aux plus basses magies et qui a tiré une magie de l’infâme qu’il y a à se ramener soi-même sur soi-même sans fin jusqu’à faire sortir un verbe du cadavre. La libido est la définition de ce désir de cadavre et l’homme en chute est un criminel inverti.

Je suis ce primitif mécontent de l’horreur inexpiable des choses. Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi.

Mon coeur est cette Rose éternelle venue de la force magique de l’initiale Croix. Celui qui s’est mis en croix en Lui-Même et pour Lui-Même n’est jamais revenu sur lui-même. Jamais, car ce lui-même par lequel il s’est sacrifié Lui-Même, celui-là aussi il l’a donné à la Vie après avoir forcé en lui-même à devenir sa propre vie.

Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses.

— Antonin Arthaud,
Textes écrits à Rodez en 1944
}