Éternels Éclairs

Air vif

J’ai regardé devant moi Dans la foule je t’ai vue Parmi les blés je t’ai vue Sous un arbre je t’ai vue Au bout de tous mes voyages Au fond de tous mes tourments Au tournant de tous les rires Sortant de l’eau et du feu L’été l’hiver je t’ai vue Dans ma maison je t’ai vue Entre mes bras je t’ai vue Dans mes rêves je t’ai vue Je ne te quitterai plus.

— Paul Éluard (1895-1952)
Le Phénix

Bêtes et méchants

Venant du dedans Venant du dehors C’est nos ennemis Ils viennent d’en haut Ils viennent d’en bas De près et de loin De droite et de gauche Habillés de vert Habillés de gris La veste trop courte Le manteau trop long La croix de travers Grands de leurs fusils Courts de leurs couteaux Fiers de leurs espions Forts de leurs bourreaux Et gros de chagrin Armés jusqu’à terre Armés jusqu’en terre Raides de saluts Et raides de peur Devant leurs bergers Imbibés de bière Imbibés de lune Chantant gravement La chanson des bottes Ils ont oublié La joie d’être aimé Quand ils disent oui Tout leur répond non Quand ils parlent d’or Tout se fait de plomb Mais centre leur ombre Tout se fera d’or Qu’ils partent qu’ils meurent Leur mort nous suffit.

— Paul Éluard (1895-1952)
Au rendez-vous allemand

Certitude

Si je te parle c’est pour mieux t’entendre Si je t’entends je suis sûr de comprendre Si tu souris c’est pour mieux m’envahir Si tu souris je vois le monde entier Si je t’étreins c’est pour me continuer Si nous vivons tout sera à plaisir Si je te quitte nous nous souviendrons Et nous quittant nous nous retrouverons.

— Paul Éluard (1895-1952)
Le Phénix

Je t'aime

Je t'aime pour toutes les femmes que je n'ai pas connues Je t'aime pour tous les temps où je n'ai pas vécu Pour l'odeur du grand large et l'odeur du pain chaud Pour la neige qui fond pour les premières fleurs Pour les animaux purs que l'homme n'effraie pas Je t'aime pour aimer Je t'aime pour toutes les femmes que je n'aime pas Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu Sans toi je ne vois rien qu'une étendue déserte Entre autrefois et aujourd'hui Il y a eu toutes ces morts que j'ai franchies sur de la paille Je n'ai pas pu percer le mur de mon miroir Il m'a fallu apprendre mot par mot la vie Comme on oublie Je t'aime pour ta sagesse qui n'est pas la mienne Pour la santé Je t'aime contre tout ce qui n'est qu'illusion Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas Tu crois être le doute et tu n'es que raison Tu es le grand soleil qui me monte à la tête Quand je suis sûr de moi.

— Paul Éluard (1895-1952)
Le Phénix

L'Amoureuse

Elle est debout sur mes paupières Et ses cheveux sont dans les miens, Elle a la forme de mes mains, Elle a la couleur de mes yeux, Elle s'engloutit dans mon ombre Comme une pierre sur le ciel. Elle a toujours les yeux ouverts Et ne me laisse pas dormir. Ses rêves en pleine lumière Font s'évaporer les soleils Me font rire, pleurer et rire, Parler sans avoir rien à dire.

— Paul Éluard (1895-1952)
Capitale de la Douleur

L'Avis

La nuit qui précéda sa mort Fut la plus courte de sa vie L'idée qu'il existait encore Lui brûlait le sang aux poignets Le poids de son corps l'écoeurait Sa force le faisait gémir C'est tout au fond de cette horreur Qu'il a commencé à sourire Il n'avait pas UN camarade Mais des millions et des millions Pour le venger Il le savait Et le jour se leva pour lui.

— Paul Éluard (1895-1952)
Au rendez-vous allemand

La mort l'amour la vie

J'ai cru pouvoir briser la profondeur l'immensité Par mon chagrin tout nu sans contact sans écho Je me suis étendu dans ma prison aux portes vierges Comme un mort raisonnable qui a su mourir Un mort non couronné sinon de son néant Je me suis étendu sur les vagues absurdes Du poison absorbé par amour de la cendre La solitude m'a semblé plus vive que le sang Je voulais désunir la vie Je voulais partager la mort avec la mort Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie Tout effacer qu'il n'y ait rien ni vitre ni buée Ni rien devant ni rien derrière rien entier J'avais éliminé le glaçon des mains jointes J'avais éliminé l'hivernale ossature Du vœu de vivre qui s'annule. Tu es venue le feu s'est alors ranimé L'ombre a cédé le froid d'en bas s'est étoile Et la terre s'est recouverte De ta chair claire et je me suis senti léger Tu es venue la solitude était vaincue J'avais un guide sur la terre je savais Me diriger je me savais démesuré J'avançais je gagnais de l'espace et du temps J'allais vers toi j'allais sans fin vers la lumière Là vie avait un corps l'espoir tendait sa voile Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit Promettait à l'aurore des regards confiants Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard Ta bouche était mouillée des premières rosées Le repos ébloui remplaçait la fatigue Et j'adorais l'amour comme à mes premiers jours. Les champs sont labourés les usines rayonnent Et le blé fait son nid dans une boule énorme La moisson la vendange ont des témoins sans nombre Rien n'est simple ni singulier La mer est dans les yeux du ciel ou de la nuit La forêt donne aux arbres la sécurité Et les murs des maisons ont une peau commune Et les routes toujours se croisent. Les hommes sont faits pour s'entendre Pour se comprendre pour s'aimer Ont des enfants qui deviendront pères des hommes Ont des enfants sans feu ni lieu Qui réinventeront les hommes Et la nature et leur patrie Celle de tous les hommes Celle de tous les temps.

— Paul Éluard (1895-1952)
Le phénix

La terre est bleue

La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus à chanter Au tour des baisers de s’entendre Les fous et les amours Elle sa bouche d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels vêtements d’indulgence À la croire toute nue. Les guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté.

— Paul Éluard (1895-1952)
L'Amour la poésie

Le fou parle

C'est ma mère, monsieur, avec ma fiancée. Elles passent là-bas, l'une à l'autre pressée. La jeune m'a giflé, la vieille m'a fessé. Je vous jure pourtant que je les aimais bien ; Mais, constamment, j'avais le besoin bénin D'exiger trop d'amour : ses larmes et son sein. Je vous jure, monsieur, qu'elles m'ont bien aimé. Ça n'est certes pas leur faute à toutes deux Si sans cesse je voulais être plus heureux. C'est ma mère, monsieur, avec ma fiancée. Pour moi, elles ne sont qu'un même être et leurs charmes Sont égaux ayant fait verser les mêmes larmes : Ma mère a pleuré sur moi, qui sanglotais Pour l'autre, refusant d'être à moi tout à fait ; Je ne sais pas lequel de nous trois fut blessé... C'est ma mère, monsieur, avec ma fiancée.

— Paul Éluard (1895-1952)
L'Amour la poésie

Liberté

Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l’écho de mon enfance J’écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J’écris ton nom Sur tous mes chiffons d’azur Sur l’étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J’écris ton nom Sur les champs sur l’horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J’écris ton nom Sur chaque bouffée d’aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J’écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l’orage Sur la pluie épaisse et fade J’écris ton nom Sur les formes scintillantes Sur les cloches des couleurs Sur la vérité physique J’écris ton nom Sur les sentiers éveillés Sur les routes déployées Sur les places qui débordent J’écris ton nom Sur la lampe qui s’allume Sur la lampe qui s’éteint Sur mes maisons réunies J’écris ton nom Sur le fruit coupé en deux Du miroir et de ma chambre Sur mon lit coquille vide J’écris ton nom Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées Sur sa patte maladroite J’écris ton nom Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers Sur le flot du feu béni J’écris ton nom Sur toute chair accordée Sur le front de mes amis Sur chaque main qui se tend J’écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J’écris ton nom Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J’écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

— Paul Éluard (1895-1952)
Poésie et Vérité

Surgis

Surgis d’une seule eau Comme une jeune fille seule Au milieu de ses robes nues Comme une jeune fille nue Au milieu des mains qui la prient Je te salue Je brûle d’une flamme nue Je brûle de ce qu’elle éclaire Surgis ma jeune revenante Dans tes bras une île inconnue Prendra la forme de ton corps Ma souriante Une île et la mer diminue L’espace n’aurait qu’un frisson Pour nous deux un seul horizon Crois-moi surgis cerne ma vue Donne la vie à tous mes rêves Ouvre les yeux.

— Paul Éluard (1895-1952)
Derniers poèmes d'amour
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