Éternels Éclairs

Témoignage d'un Accident Vasculaire Cérébral (AVC) :
Bon coeur et mauvais sang, Partie I

Témoignage AVC

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Stéphen Moysan,
printemps 2016 - printemps 2017

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Ce livre est un témoignage.

Cependant l’auteur juge utile de préciser
qu’Elisabeth est en réalité deux personnes
distinctes dont les histoires ont été réunies.


Merci pour votre lecture.

Prologue

Extrême vertige d’une conscience en danger aux abords du gouffre du silence où les mots sont des tombeaux d’échos sans fond la gravité de la situation est faille faisant chuter mon esprit en pleine obscurité la mort prend corps pour ouvrir un passage vers l’autre côté jusqu’à se sentir devenir être ange blanc de remords n’avoir que le tort de vivre à la lumière de ce constat vain d’éclat de joie ce qui en vaut la peine ça va de soi on le devine déjà succomber au choix de l’au-delà donne raison à une folie certaine dès lors que la foi des fois au roi des rois révèle le destin de ses fidèles las de le vouloir bien au hasard voir l’avenir tracé comme une histoire de liberté voguant vers l’éternité tandis que le vide absolu ne pourra jamais se créer parfait il n’y a aucun sens à en saisir rien au sens du néant sacré lieu de nos amis athées préférant croire à un nulle part plutôt que de partir pour tout ailleurs illusoire où l’existence se perd à la dérive par manque d’horizon une déclaration d’amour à la vie trop tôt se tait hélas les hommes glissent sur la mauvaise pente en voulant prendre la tangente face à l’absence de perspective il faut fuir les lignes de courants de pensées d’évidence c’est le meilleur moyen de se sauver risquer l’inconnu car étant moult condamnés à endurer les tourments d’un presque enfer sur Terre je n’ai plus la moindre larme à essuyer des espérances vulgaires pêcheurs sans repentance nos âmes sont sèches de pitié et n’ont de cesse d’alimenter les feux de la colère aussi j’ai soif de liquider les sources de mon calvaire…

1. La première heure

Tout semblait si calme, presque inerte, quand la sonnette de l’appartement a retenti plusieurs fois. Combien ? Je l’ignore et je ne pourrais dire également si c’est ce bruit déplaisant qui m’a réveillé, néanmoins sur le moment je n’ai pas l’intention de me déplacer. Je me sens étrangement fatigué. La situation devient alors inquiétante, la porte d’entrée s’ouvre, des gens pénètrent chez moi, ils parlent. Je connais ces voix, mais qui est-ce ? Les bruits se rapprochent. J’ai peur. Il faut que j’aille vérifier. Je me lève difficilement du lit où je suis allongé. Ma jambe droite est faible et demande plus d’efforts que prévus. Je sors de ma chambre. Deux hommes s’avèrent surpris de me voir, un ami nommé Mathieu et mon père. Ils rompent immédiatement leur conversation, et me demandent : — Où j’étais ? — Ce que j’ai fait ? Je ne sais pas. J’ai la vague impression d’avoir pris la voiture, qu’il y a eu une sorte de course poursuite ; et puis, plus rien. Mes propos paraissent étranges. Mon ami qui est venu apporter les clés de l’appartement à mon père me révèle que je n’ai plus de voiture. Mes proches sont inquiets et me cherchent depuis hier. Papa me suggère d’aller voir un médecin. Il y a incontestablement quelque chose d’anormal que je ne saurais expliquer, par conséquent j’accepte sa proposition.

2. Chez le médecin

J’habite au 4ème étage du 11 passage Lemoine à Paris. Il y a peu encore cela s’appelait le 230 rue Saint Denis. Pourquoi suis-je venu vous voir Docteur, je n’en sais rien. J’espérais que ce serait vous qui me révéleriez ce qui m’arrive. Je n’ai aucun souvenir de ces derniers jours et le peu que je me remémore est incohérent. Je n’ai pas répondu aux appels incessants de mes proches hier, ni à aucun de mes mails depuis près d’une semaine. J’ai du mal à marcher. Mon appartement est sens dessus dessous. Mon téléphone fixe ne fonctionne plus. Et j’ai perdu une voiture que je n’ai jamais eue. « — M. Moysan, vous rappelez-vous avoir consommé de la drogue ? » Non. « — En avez vous déjà pris ? » Oui, du cannabis mais jamais de drogues dures. « — Souvent ? » Tous les jours pendant dix ans. « — Beaucoup ? » Environ 5 fois par jour, pour l’écriture. Cependant, j’ai arrêté début septembre 2012 si ma mémoire est bonne. Fin de mon premier interrogatoire médical. Diagnostic : « Je vous conseille de vous rendre à l’hôpital. » Papa devait être avec moi face au médecin. Mathieu a du m’attendre dehors. En sortant nous sommes allés au bar le plus proche en face de la rue Montmartre. J’y ai bu un jus d’orange et mangé un croissant. Puis mon père s’est hâté d’appeler ma mère et mon ami est parti travailler.

3. L’hôpital d’Eaubonne

Mes parents se sont mis d’accord pour que ma mère m’emmène à l’hôpital d’Eaubonne dans le Val d’Oise. Ils pensent que je vais peut-être devoir y rester et que l’endroit sera plus près de chez eux pour venir m’y rendre visite. Mon père a un rendez-vous l’après midi, il doit partir. Ma mère, ma sœur et moi, nous prenons également la voiture, direction : la ville de mon enfance. Je ne me souviens plus du trajet ; ni ce qu’il s’y est dit, ni ce qu’on y a fait. Rien d’important sûrement. Et j’ai également la mémoire qui flanche sur les tests que j’ai dû effectuer sur place. Une demi-journée entière qui m’échappe. Une de plus, et ce ne sera pas la dernière. Ce dont je me rappelle en revanche, c’est que les médecins m’y ont annoncé ma mort. Un grave problème au cerveau : une tumeur, je crois. Il ne me reste plus qu’entre 24 et 48 heures à vivre. À ce moment là, nous sommes le mardi 14 mai 2013, il est plus de 22h ; père, mère et sœur sont abattus et moi je ne réalise pas. J’accepte la situation, non parce que je serais courageux ou insouciant mais car cela me semble dans l’ordre des choses. J’essaye donc de rassurer ma cadette. Peine perdue, mes phrases lui sont pénibles à supporter. Ne t’en fais pas, Gwen, la vie c’est aussi que chacun doit mourir. Je t’aime. S’il te plait, soit heureuse. Malgré tout, elle pleurera.

4. Transfert à la Pitié-Salpêtrière

Cette nuit, je dois être transféré dans un autre hôpital, spécialisé en neurochirurgie, la Pitié-Salpêtrière à Paris. J’y subirai des examens approfondis. J’attends l’ambulance. Elle tarde à arriver. J’aimerais dormir. Puisqu’il me semble devoir mourir bientôt, j’espère que ce sera durant mon sommeil. Dix émotions à la minute me submergent. Mais il y en a une qui me hante plus que les autres. J’ai toujours su que je décéderai jeune à trente trois ans. Étant né en décembre 1979, je croyais juste que ce serait l’année 2012 et non 2013. Pas très malin pour un professeur de mathématiques et de sciences physiques. L’ambulance est maintenant arrivée. On m’y conduit en brancard. Papa et Maman me rejoindront en voiture. Gwen a besoin de se reposer. Elle n’a pas dormi la nuit passée. Un dernier je vous aime, et nous voilà partis. Deux hommes m’accompagnent. Le premier conduit, le second me tient compagnie. Je lui demande son nom. Dans la minute qui suit je l’ai déjà oublié. Je m’en veux, il est aimable. Il me parle des difficultés de son métier, de son salaire de misère, du manque de reconnaissance. Je lui réponds que je vais mourir, que je m’inquiète pour ma famille, que j’espère qu’ils ne seront pas trop malheureux. Ensemble nous entretenons un dialogue de sourds qui me fait me sentir vivant.

5. Examen de nuit

Je demeure à présent au sein de l’hôpital parisien dans une salle éclairée où quelques patients dorment. Impossible de décrire les lieux, je n’en ai que de trop vagues souvenirs. Tout devient flou. Ai-je ingurgité des médicaments ? Certainement. J’ai l’impression que la situation m’échappe, que je ne pourrais éviter le pire. Quand enfin mes parents arrivent, un infirmier vient me chercher. Il m’accompagne à l’IRM. Personne ne me décrit le processus de l’examen. On m’allonge et je n’ai qu’à attendre à l’intérieur de la machine que le contrôle scientifique se déroule. Et voilà que les bruits commencent, s’intensifient, hurlent jusqu’à l’insupportable. Est-ce un test ? Quel en est l’objectif ? Veut-on savoir si je suis capable de réagir ? Parce que je peux y mettre un terme si je le désire. J’envisage que la machine mesure mon degré de résistance. Chose inutile puisque je suis prêt à avouer que je suis faible et que je souhaite que le calvaire cesse. J’ai tant de questions qui m’envahissent et personne pour me répondre. Je n’ai rien fait de mal. Vous comprenez ? Rien. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Je vous assure que je vais fuir cette torture si l’on ne m’adresse pas la parole. J’exécute la menace. Je m’extirpe de la machine. Fin de l’IRM, je devrai repasser cet examen le lendemain.

6. Les soins intensifs

La suite se déroule en grande garde de Neurochirurgie. L’endroit où je réside sous surveillance médicale est une pièce en toile qui laisse passer les bruits à côté. J’ai des appareils sur le torse pour suivre les battements de mon cœur et autour des bras pour prendre mon pouls. Je sais que je suis malade, gravement même, mais c’est comme si mon esprit se protégeait et avait oublié que j’allais décéder d’ici deux jours. Cela tombe bien ; progressivement les avis hospitaliers changent sans que j’en sois informé. Mes proches, eux, souffrent en silence, encaissent à nouveau, se rassurent. Bilan final : accident vasculaire cérébral ischémique des territoires cérébraux postérieurs droit et gauche et cérébelleux bilatéraux. En clair, j’ai fait un AVC ayant touché quatre zones de mon cerveau et le point positif est que je vais vivre, par contre on ignore encore mes séquelles. Je réalise alors que pour mes proches il s’agit d’un véritable soulagement. C’est incroyable ce qu’une mauvaise nouvelle en devient une bonne quand on a accumulé les très mauvaises. J’exagère sûrement mais il y aurait presque une douce euphorie dans l’espace qui me sert de chambre. Et puis je vais bientôt avoir le droit aux premières visites. L’optimisme général qui découlera de celles-ci faussera mon analyse de la situation.

7. Une anecdote risible

Ma sœur m’en voudrait sûrement si je ne racontais pas l’évènement qui va suivre. Elle en a beaucoup ri quand il s’est produit. Evidemment, narrée par moi l’anecdote sera déjà nettement moins drôle mais je me lance. Je suis encore sous surveillance aux soins intensifs en grande garde de Neurochirurgie. Je ne saurais préciser à quel moment exactement. Pour sûr, après le diagnostic définitif. Il est décidé par je ne sais quelle personne que je serai dorénavant privé d’eau. À la place je devrai ingurgiter un produit gélatineux absolument imbuvable pour ne pas dire franchement dégueulasse pendant une durée indéfinie. La raison médicale est certainement justifiée, expliquée elle ne l’a pas été. Il y a un petit bout de temps depuis mon réveil que j’avale tout et n’importe quoi sans problème. J’ai soif de boire, de vivre, et surtout d’autre chose que ce que l’on me propose ici. Maintenant on entend le visiteur d’un patient d’à coté demander : — qui veut boire quoi ? Et tandis que ces propos ne me sont pas adressés, je me mets à hurler « — Je veux un… soda. — Je suis soigné par des abrutis ! — Je veux un… soda, car je mets au défi quiconque de boire ce que je bois. » J’entends rire à mes cotés. Rien ne viendra, hélas. Il manquait certainement le s’il vous plaît à ma requête.

8. Première chambre à Babinski

Me voici désormais transféré au sein d’une chambre commune à Babinski. À droite de l’entrée, la salle de bain et les toilettes. Ensuite dans l’espace de vie, mon lit, puis celui de mon colocataire provisoire près des fenêtres. L’homme est agréable. Nous discutons ensemble assez souvent, quand il ne regarde pas la télévision située en face de nous, il me révèle son âge, un peu de son quotidien et beaucoup de petites histoires. Mais hormis qu’il a été divorcé puis remarié, qu’il est père d’un ou deux enfants, qu’il doit surmonter les épreuves d’un AVC, et qu’il va bientôt rentrer chez lui, je ne pourrais en dire d’avantage et je pense que vous savez déjà pourquoi ? Oui, j’ai oublié. Cependant, précisons aussi que puisque nous avons tous deux été victimes d’un accident du même nom, j’en déduis que mon séjour hospitalier sera de courte durée. Cela me rassure. L’individu qui lui succèdera sera incontestablement moins facile à supporter. D’ailleurs je n’aurai pas à le faire longtemps. Il parle peu mais se plaint beaucoup. J’essaye de prendre sur moi. Mais la nuit venue : l’horreur ! Il ronfle si bruyamment qu’il m’empêche de dormir. Je ne veux pas le réveiller. Je tente diverses solutions : – échecs ! Il ne m’en reste plus qu’une : placer mon matelas dans la salle de bain.

9. Bientôt chez moi ?

Quand l’infirmière du matin rentre effectuer son tour le lendemain du changement de patient dans la chambre 520 à Babinsky elle bute sur le matelas de mon lit qui dépasse de la pièce où je l’ai mis. « — M. Moysan ?! Que faites-vous ici ? Ce n’est pas bien vous savez ? » La notion de bien et de mal doit être toute relative car, suite à ces événements, je serai transféré au sein d’une chambre individuelle. Seulement avant d’évoquer cette autre étape de mon parcours, il me semble utile de remercier ma marraine et mon oncle, son mari, d’être venus me rendre visite. Cela a du être éprouvant pour eux. Elle a été victime par deux fois d’AVC et peine à tenter de me rassurer. Elle y parviendra pourtant en me confirmant n’être que peu restée à l’hôpital. Tout me porte donc à croire que je retournerai bientôt chez moi. Il me faut également distinguer une autre personne avec gratitude : le directeur de l’établissement où j’enseigne. C’est lui qui a alerté mes proches que quelque chose d’anormal se produisait. Je lui suis redevable. Nous discutons avec grande amabilité. Il me rassure sur mon travail, m’affirme que sa priorité est ma santé, et je me remémore alors qu’à une semaine près j’aurais dû recevoir de sa part une augmentation salariale conséquente.

10. Beaucoup de visites

Mon nouvel espace de vie est pour moi comme un palace. À gauche de l’entrée : la salle de bain et les toilettes, le tout étant plutôt spacieux et de bon goût. À coté, mon lit face à une télévision que je n’allumerai pas ou si peu, des meubles pour ranger ses affaires, de petites tables, mais également de grandes fenêtres qui rendent la vue sur l’extérieur agréable. En ce lieu, je me sens bien. Des gens de la famille et du travail viendront. Pas toujours ceux que j’attendais. À l’heure où ces phrases s’écrivent, je devrais citer de nombreux noms et prénoms en guise de remerciement. Cependant la liste est longue et de peu d’intérêt littéraire. J’agirai donc autrement. Ce n’est pas dans les premiers temps d’un drame que les gens viennent à manquer, c’est après quand le malheur perdure. Je n’en suis pas encore à ce stade. Chaque jour se passe avec un nouvel examen à effectuer, et bien sûr chaque lendemain le précédent est déjà quasiment oublié. Néanmoins je ne le réalise pas, j’ai l’étrange sensation d’aller de mieux en mieux. Même mon premier test orthophonique plutôt alarmant ne m’inquiète pas. Sur les 80 images simples à nommer telles que couteau, fourchette, pigeon, coq ou autres, je n’en cite qu’une vingtaine. Il s’avère pourtant que je réussis à me faire comprendre.

11. Annonce de transfert

D’après les papiers médicaux nous devons être le 25, 26 ou le 27 mai 2013. Dans le second cas, ai-je été capable de réaliser qu’il s’agissait de l’anniversaire de ma sœur ? Ses trente ans. Lui ai-je souhaité de vive voix ? Peut-être. Je sais que nous lui avons offert un cadeau avec Sébastien plus tard. D’ailleurs, il n’eut pas l’effet escompté. Je croyais qu’elle aimerait effectuer un second saut en parachute. Le premier lui avait paru formidable. Pour de bonnes raisons elle échangera celui-ci. Je l’ai sûrement appris mais j’ignore contre quoi ? Quant à moi, il s’agit d’un très mauvais jour de plus. Il m’est imposé que mon temps à l’hôpital se prolonge. Je vais une nouvelle fois être transféré dans un service qui m’est inconnu : la rééducation neurologique. Aussi, je ne saisis pas pourquoi je suis traité ainsi, différemment de tous les autres cas similaires au mien que je connais ? Du coup, cette décision sera prise à ma place sans que je l’approuve. Mes parents sont appelés à faire le choix entérinant l’ordonnance médicale. Véritable humiliation, mon avis ne compte plus. J’enrage. La gravité de la situation m’échappe. J’en veux à mes proches comme aux médecins. Puisque je me sens infantilisé et non écouté, je parlerai de moins en moins, jusqu’à me taire ; de toute façon, à quoi bon ?

12. Les nouveaux lieux

Finalement, l’heure de choisir le mutisme n’est pas encore venue. Je pardonne étonnement vite à mon goût. Cela m’inquiète beaucoup. J’ai besoin d’être entouré ; aimé. Recevoir du monde me rassure sur l’homme que j’ai été. Comme si les pires crapules n'accueillaient aucune visite et que tous les individus en bénéficiant le méritaient, je me dis que j’ai dû être quelqu’un de bien pour que l’on m’apporte autant d’attention. Mes pensées sont réductrices. Durant mon transfert qui s’effectue à pied, environ cent cinquante pas, peut-être un peu plus ou au contraire un peu moins, je me demande pourquoi j’en suis arrivé là. J’aimerais frapper dans un punching-ball jusqu’à l’exploser. Le bâtiment de rééducation n’offre aucune réjouissance. Doux euphémisme, il me semble extrêmement laid. Le rez-de-chaussée où se situent l’accueil et les bureaux médicaux, ainsi que le premier étage seront d’ailleurs rénovés à ma sortie. Mais n’anticipons pas trop les choses. Les chambres demeurent au niveau supérieur, le second. Il s’agit d’un long couloir avec au centre une salle à manger pour vingt personnes environ ; à proximité : deux douches ; et se situant tout au fond à gauche-gauche lorsqu’on emprunte l’un des ascenseurs ou l’escalier, une salle commune. Ma chambre sera vers le milieu à droite-droite.

13. La chambre à droite-droite

Au sein du nouvel endroit où je demeure qui ne mériterait aucune description tellement les lieux sont repoussants, sachez simplement qu’il y a deux lits occupant un espace assez vaste et d’immenses toilettes au fond à proximité des fenêtres. Quelques meubles pour ranger ses effets personnels et une télévision qui ne sera allumée ni par moi ni par l’individu qui y réside. Cet homme a les cheveux rasés, une barbe naissante parfois – selon la flemme du matin – un corps très frêle, disgracieux jusqu’à son étrange visage et ses lunettes, il est également intelligent, manipulateur et persuasif. Ce qui l’a conduit à l’hôpital est un accident de moto. Il peine à marcher longtemps, son corps le fait souffrir. Sa femme, une étrangère originaire d’Europe de l’est, s’avère endurante, douce et gentille. Elle est d’une prévenance incroyable, surtout au vu du traitement qui lui est trop souvent réservé. Chaque jour elle lui offre d’alléchants repas préparés avec un dévouement frôlant la soumission. Il l’a choisie sur Internet comme on va faire ses courses parait-il. L’ingrat ne la remercie pas. Il préfère se mettre en avant. Il me narre habilement l’histoire de l’extrême droite, ses pensées, ses auteurs. Jamais je n’adhère à ses dires, mais je dois admettre les écouter. Et ce signe aurait dû être alarmant.

14. De 6 à 8h

Ma première semaine dans cet odieux bâtiment semble vide de sens. Tandis que les autres patients suivent leur rééducation, mes seules activités sont dormir, recevoir des visites, et rester au lit éveillé à attendre que le temps passe. Les secondes paraissent des heures, les heures des jours, les jours interminables. Et chose étonnante, j’ai la désagréable sensation de régresser. Je communique avec autrui de moins en moins convenablement et réfléchis de plus en plus lentement. Aussi, on insiste pour que je me repose d’avantage encore. Normalement, le réveil obligatoire a lieu un peu avant 8h. Dans la merveilleuse chambre à droite-droite c’est 6h max. L’ingrat se lève pourtant silencieusement, en sortant de la chambre rapidement, mais j’ai le sommeil léger et le moindre bruit de lui ou des employées du matin le perturbe. N’allez pas croire à un reproche de ma part, il s’agit juste d’un constat. D’ailleurs se lever tôt offre la possibilité de prendre une douche correcte sans que personne ne vous fasse la réflexion d’être trop long, situation qui vous exaspère immanquablement après 7h30, puisque pour les aides-soignantes trois minutes suffisent. J’ai la fâcheuse impression de replonger en enfance. Vous êtes à tour de rôle chouchouté, dorloté, cajolé, rendu dépendant, engueulé, puni, rééduqué.

15. Petit déjeuner

Aux alentours de 8h, la salle à manger se remplit progressivement pour le petit déjeuner. Les valides, peu nombreux, s’installent le long des murs ; il faut évidemment laisser les places accessibles aux paralysés en fauteuil roulant. Les gens qui le peuvent parlent. Les autres s’expriment avec un sourire, une expression du visage, les mains, et dans les cas les plus graves même avec les yeux. Du temps est nécessaire pour les comprendre avant de leur répondre mais la communication devient assez simple finalement. Il suffit de la vouloir, ce qui arrive relativement peu souvent. Voir autrui en souffrance aggravée alors que soi-même on est en souffrance a quelque chose d’insupportable. Je n’ose imaginer les insurmontables épreuves que ces personnes traversent. Et dire que je ne parviens déjà pas à encaisser mon AVC. Comme c’est effrayant. J’ai été si longtemps à l’écart de pareilles situations. Je crains de ne jamais pouvoir m’en sortir. Trop de gens parmi nous luttent depuis trop longtemps sans amélioration. D’après eux chaque jour se répète en commençant dès le matin avec le même petit déjeuner : Thé ou café, jus d’orange, pain, beurre, confiture. Je n’en raffole pas, toutefois le plus grand nombre est satisfait, donc il n’y a aucune raison de se plaindre. Souvent, il s’agit de moments agréables.

16. 9h-midi

À partir de 9h30, les activités de réadaptation commencent. Elles ont lieu au premier étage. Généralement, on y accède par l’un des deux ascenseurs qui s’ouvrent devant une grande salle d’attente permettant de patienter avant les cours d’orthophonie qui se déroulent habituellement mais pas uniquement dans l’une des trois pièces en face. En face également, néanmoins à droite cette fois-ci, un couloir mène à l’étroit cabinet de la psychologue et aux salles d’ergothérapie. En ce qui concerne la kinésithérapie c’est à gauche-gauche-droite ou en bas au rez-de-chaussée. Mais là, je ne peux vous en dire d’avantage. Si vous avez compris, vous pouvez estimer n’avoir rien à faire ici ; sinon le temps sera long. En ce qui me concerne, j’espère sortir rapidement. Le plus vite sera le mieux. J’en ai au minimum pour deux ou trois semaines d’après les autres. Comme si deux ou trois semaines c’était pareil. Je me sens en prison. Je vais jusqu’à porter un maillot qui le prouve. Plus tard Eric Z, qui sortira le même jour que moi, m’appellera prisonnier 52-53. Il fera beaucoup rire avec ce surnom que d’autres reprendront. Toujours est-il qu’en attendant je me tourne vers ceux qui vont le mieux. Deux hommes de 25-30 ans en font partie, ainsi que l’ingrat et deux femmes : Emilie et… (Ma mémoire me joue des tours).

17. À table

Il est étonnant de constater que la médecine ait réalisé tant de progrès au cours des deux derniers siècles et qu’elle n’ait en revanche pas assimilé l’importance de se sustenter correctement dans le processus du bien être. Ici ne rien avaler paraît un signe encourageant de santé. Sans exagérer, pratiquement tout est dégueulasse ! L’ambiance du midi et du soir est par conséquent plus lourde à supporter. Au début, chaque repas offre l’espoir d’un changement appréciable et puis à la longue il y a ceux qui se révoltent et ceux qui se lassent. Lorsque l’opportunité se présente, on essaye de s’arranger autrement. Mais l’interdiction ou l’impossibilité de sortir de l’hôpital demeure un inconvénient majeur pour ceux qui sont seuls ou handicapés. On les prive ainsi de l’un des rares plaisirs dont ils pourraient bénéficier. Personnellement, j’ingurgite maintenant n’importe quoi ; rien d’équilibré comme sont censés être définis les repas. À vrai dire, mal se nourrir n’est pas une nouveauté en ce qui me concerne : adulte, je n’ai jamais mangé sainement. Mon problème, et je ne m’en doute pas encore, est que je ne fais plus de sport, que je me déplace trop peu, que mon corps s’affaiblit et donc que j’engraisse sans le savoir puisqu’aucune balance n’est à disposition.

18. L’après-midi

Suite au déjeuner, en général, l’après-midi est libre. Des séances d’ortho, d’ergo, de psy ou de kiné ont lieu mais elles se font plus rares et sont attribuées à moins de patients du 2ème étage. Une bonne raison l’explique, les visites commencent à 13h-13h30. Aussi, comme des écoliers, les patients peuvent accomplir leurs devoirs, ce que je ferai en travaillant essentiellement l’ortho. Sans rien exagérer il me faudra plus de trois heures pour apprendre par cœur trois misérables lignes et une de plus en ce qui concerne les exercices complémentaires. J’en pleurerais. Car même si j’ai suivi d’assez longues et brillantes études, je n’ai jamais fourni aucun effort pour y parvenir. La chose est nouvelle, alors je doute. J’ai besoin de faire des pauses. Et l’un des jeunes de 25-30 ans, victime d’une maladie rare, paralysante, potentiellement mortelle, m’accompagnera. Nous discuterons, sortirons, rirons ensemble. L’autre jeune, un beau black nommé Samba ayant subi un AVC sans séquelles majeures, est également profondément gentil. Il profitera de ses visites quotidiennes à l’heure où l’on rentrera. En remontant, nous croiserons généralement le très attentionné Eric Z, l’aimable Emilie recevant en fauteuil roulant son époux et ses deux enfants allant à l’école primaire, les autres.

19. Début de soirée

Après le repas du soir qu’il est inutile de décrire sauf à vouloir être redondant, la pendule devant la salle à manger indique à peu près 18h30, l’heure des visites qui me sont destinées. Père, mère et sœur alternent à tour de rôle afin qu’il y ait toujours quelqu’un auprès de moi. J’ai de la chance mais je déteste qu’on me le dise. Parmi les malades, finalement, je crois que personne n’en a. Comment réaliserais-je l’immense privilège d’être entouré, focalisé sur ce qui me vient à manquer ? Impossible. Pourtant mes proches m’encouragent à relativiser pour progresser. Puisque ma marraine et ma cousine ont énormément récupéré, il n’y aucune raison que je n’y parvienne pas. Apparemment ils ignorent l’état de certains patients parmi nous qui vivent là depuis un an. Ce qui est censé m’encourager me met inévitablement la pression. Et si pour la première fois que c’était réellement important, j’échouais ? La chose la plus essentielle à mes yeux était la poésie, j’ai maintenant ce qu’on appelle le manque du mot. L’écriture, c’est fini. Triste ironie du sort, j’avais réduit mon temps de travail exprès à cette fin. Au lieu d’obtenir des augmentations, je cumulais les cours en moins. J’étais parvenu à enseigner deux fois huit heures par semaine au lieu des vingt-cinq heures initiales. Mon idéal, quoi !

20. Le soir

Jusqu’alors nul ne m’a jamais précisé que les médecins n’annoncent pas la mort de quelqu’un tant qu’ils n’en sont pas absolument convaincus. Et que dans mon cas, si la tumeur au cerveau a bien été évoquée, mon décès sous 48h non. Il s’agit d’une interprétation de ma part. Aussi, je ne prétends pas avoir raison, j’affirme dire la vérité. Ce sont parfois deux choses réellement différentes. Par conséquent il devient important de ne pas croire sur parole ce que je vous révélerai, non parce que je mentirais, mais car les perceptions peuvent fausser l’analyse et évidemment les conclusions. Ceci étant maintenant avoué, avançons. Il est plus de 20h quand produisant trop de bruits dans le couloir nous nous réunissons dans la salle à gauche-gauche. Les deux jeunes de 25-30 ans ont une joie modérée mais ils vont bientôt sortir de cet enfer hospitalier. Nous discutons vraiment de tout ; et puis un soir, de façon inattendue, nos pires examens viennent sur le tapis par ma faute. Ma réponse est vite trouvée, j’ai vécu l’insupportable avec l’IRM. À mon grand étonnement celle de Samba divergera. Nous avons tous deux subi un AVC et il affirme se souvenir d’un tuyau enfoncé dans la bouche descendant profondément vers le ventre par l’intermédiaire du tube digestif. Son récit est angoissant.

21. Plus de 23 heures

Plus de 23h et les longues journées ne sont toujours pas terminées dans la chambre à droite-droite. L’ingrat a encore le besoin de parler. Les malheurs de notre pays relatés par cet odieux penseur prétentieux deviennent de plus en plus insupportables. Je finis par croire qu’il s’imagine pouvoir me convaincre tandis que je ne cherche qu’à comprendre ce qui pousse un homme ingénieux et cultivé à embrasser les absurdes théories qu’il débite. Il affirme vouloir partir dans le beau pays d’origine de sa femme ; et je n’ai qu’une envie, lui dire : Allez, vas-y l’ingrat, casse toi et vite ! Je suis convaincu que tu ne seras pas déçu. Son comportement m’entraine sur une mauvaise voie, celle qui conduit à se protéger de l’intolérance d’autrui par des réflexions de bas niveau. Néanmoins s’il me pousse sur le chemin de la bêtise, je me contente de me taire et d’encaisser ses trop exaspérantes inepties. Après tout, qui suis-je pour désirer le recadrer ? Je crains de devenir étroit d’esprit. L’ingrat poursuit donc, sans relâche, parfois même jusqu’à une heure du matin. À l’écouter, tout est de la faute des étrangers. Mais à l’évidence, si je dors de moins en moins c’est en partie de la sienne. Je fatigue et indéniablement il s’en moque. Lui va de mieux en mieux, dans ces conditions, où se situe le problème ?

22. Mon meilleur ami

Mon meilleur ami, avec qui je vis en colocation depuis plus de treize ans, était parti en Pologne au mariage d’un ancien voisin la semaine de mon AVC. J’avais beaucoup regretté que la période des examens m’empêche d’entreprendre le voyage. Après la fête, il devait en profiter pour prolonger le séjour par un périple en Suède. Nous sommes rarement séparés Sébastien et moi, et c’est fort logiquement que ma sœur l’appela quand elle fut avertie de mon absence par le directeur de mon école et qu’elle ne parvenait pas à me joindre le lundi 13 mai. Il lui conseillera judicieusement de solliciter Mathieu pour pénétrer dans l’appartement. D’abord inquiet puis attristé, il écourtera sans hésiter ses vacances et reviendra en France avant mon premier week-end hospitalier. Pourtant, de son retour je n’ai pas le souvenir. C’est un fait qui m’exaspère. Je me sens fautif et imagine à quel point ce doit être frustrant. En revanche je me rappelle parfaitement que ma première sortie de la Salpé s’est effectuée en sa compagnie. Il est venu me chercher le premier vendredi de juin après 16h, comme le précise l’autorisation hospitalière qui m’a été remise, et nous avons réalisé ensemble le chemin pour notre appartement en effectuant un arrêt à la Fnac des Halles afin d’acheter le fameux cadeau pour ma sœur, le second saut en parachute.

23. Sébastien, le retour

Arrivé à destination, notre domicile que j’avais quitté en désordre est à nouveau rangé. Le canapé et la table du salon ont été remis en place ; le sol avec de la pisse près de la fenêtre du salon et de la porte d’entrée a été lavé ; les affaires renversées ont été redressées et le téléphone fixe détruit jeté. Seb a tout entrepris pour que je me sente bien. Il essaye d’être aux petits soins. Il m’avoue ne pas savoir comment agir et je dois admettre avec regrets que moi non plus. On se connait par cœur. Entre nous il n’y a jamais un mot plus haut que l’autre, jamais de reproche, jamais de mensonge, nous nous apprécions pour ce que nous sommes et non pour ce que l’on voudrait paraître. Il est de taille moyenne, avec un petit peu d’embonpoint lié à l’âge, chose qu’il a du mal à accepter car c’était un bel enfant, un joli jeune homme et qu’il n’est plus qu’un homme charmant. L’intelligence ne lui fait pas défaut et il préfère écouter plutôt que parler, ce qui est quand même une qualité essentielle pour m’apprécier. À six mois près nous avons intégré la même école d’ingénieur. Lui suivra une formation en urbanisme qui lui conviendra, tandis que je choisirai le génie mécanique avec spécialité acoustique et vibrations sans que ces études ne me passionnent. Doux, généreux, attentionné, facile à vivre, Sébastien mon meilleur ami.

24. Comment s’appelle-t-elle ?

Durant mon premier week-end tant attendu à la maison nous avons accueilli César, un voisin du 3ème étage avec lequel Seb était parti en voyage en Pologne puis en Suède et qui nous invite régulièrement chez lui prendre l’apéro et discuter. À son avis, j’ai quelques difficultés de langage ; et même si j’ai l’air d’aller plutôt bien, vu les circonstances, je décroche assez vite lors des conversations. Pour le reste, je peux seulement dire que j’ai dormi en rêvant que tout soit redevenu comme avant. Puis retour à l’hôpital le dimanche à 18h. Là, allongé dans mon lit étroit, j’ai des souvenirs du seul amour que j’ai éprouvé. Cependant, impossible de me rappeler ses nom et prénom. J’ai été incorrect avec elle, à tour de rôle nous nous sommes mutuellement nui pendant 4-5 ans. J’ignore qui a fait le plus souffrir l’autre, peut-être était-ce moi, mais celui qui s’en est remis le moins vite, je sais assurément qui c’est. Et tandis que je pensais ne jamais l’oublier ; l’aimer et la haïr pour toujours, tout en m’étant détaché d’elle ; voilà qu’elle revient me hanter d’une manière différente. Bon sang ! J’ai oublié les nom et prénom de la plus belle et brillante femme que je connaisse, la seule que j’ai aimée, celle que j’ai fini par quitter à regret pour pouvoir devenir qui j’étais. Et il ne me reste plus rien ; ni amour, ni parole.

25. L’effrayant examen

Cette semaine, mes cours de rééducation commencent réellement. Seulement il est inutile de les évoquer et vous allez maintenant savoir pourquoi. On m’informe que je dois passer un nouvel examen médical. Lequel ? J’imagine que vous pressentez déjà ce que je m’apprête à révéler. Moi non, j’ai fait un AVC qui s’est décliné quatre fois, et je mets toujours du temps à comprendre. Effectivement, il s’agit bien de ce dont nous avons discuté avec Samba. Et quand je réalise que le plus désagréable des examens post AVC est à venir, je perds le contrôle. Tout s’enchaine. Je préfère mourir que vivre le pire. Cela me semble logique. Si tel doit être le cas, je l’accepte, j’y suis déjà préparé. Mais souffrir, je refuse ; et les médecins n’aiment pas ça ! La nuit s’annonce longue. Je ne peux plus dormir. Je sors de la chambre et discute avec l’infirmière. Elle est franchement adorable, écoute ce que je dis et après deux heures d’angoisse montante jusqu’à la panique elle finit par me calmer en m’avouant que je ne suis pas obligé d’accepter les tests médicaux qu’on m’impose. Qu’à mon réveil, je pourrais prendre la bonne décision. Elle n’avait pas tort. J’aurai raison. Je déclinerai ce test. Non parce que j’avais peur, mais parce que je l’avais déjà effectué. Je m’en souviens parfaitement dorénavant. Et c’était bien le pire.

26. Réminiscence de l’AVC

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit à cause de ma crise d’angoisse provoquée par cet effrayant examen. Et puis le stress a suscité tellement de peur que la pire de toute est survenue, celle de revivre ce que j’appelle ma mort. Je crois que la raison pour laquelle on n’est pas censé se relever de ce genre de situation, c’est une panique gigantesque. Evidemment, je n’ai pas dû mourir à proprement parler, néanmoins je l’ai perçu ainsi. J’étais chez moi, dans mon lit, je dormais paisiblement. Puis mon cerveau commença à émettre un bruit strident et terrifiant qui me réveilla. Ce son très aigu et intense était comme celui d’une vieille machine dysfonctionnante, le même genre d’hurlement mécanique que celui que j’ai ressenti à la première IRM. Voilà qui pourrait justifier pourquoi j’ai déraillé à l’époque, j’ai eu si peur. Rapidement, ce bruit déjà fort et inquiétant s’est intensifié jusqu’à devenir insupportable. Affolé par la situation, j’entreprends donc de me lever. J’y parviens temporairement. J’ouvre la porte fermée de ma chambre avant de m’effondrer et je rampe à l’aide de mes bras jusqu’au téléphone. Je tente plusieurs fois de joindre ma mère. J’échoue. Le téléphone m’échappe, je suis terrorisé. C’est la fin. Allez abandonne, ce n’est pas grave, tu as bien vécu, tu as fait ce que tu voulais. Heureux, j’aime ma famille, mes amis, adieu.

27. Dr P, S et X

J’ai revécu intensément trois ou quatre fois l’événement de ma mort, et je ne comprends toujours pas mon retour à la vie. Quand on se rappelle s’être résigné à périr, et que l’ultime conclusion semblait bonne, devoir exister devient terriblement difficile. Je n’arrête pas de pleurer. Je sais enfin ce qui s’est produit et je n’ai plus à croire autrui. Ce que j’ai ressenti concorde avec le diagnostic médical, ils ont vu juste. Pourquoi ne veulent-ils pas admettre ma réminiscence de l’AVC ? Ils s’inquiètent. Pour la première fois, je vois la Dr P accompagnée d’une interne, la Dr S, ainsi que d’une troisième personne en formation que je décide d’appeler la Dr X. Jusqu’à présent la Dr S s’est occupée de moi, et plutôt bien je dois l’avouer, mais ici et en cet instant la Dr X et elle reçoivent une vraie leçon d’apprenti. Comme si on leur enseignait leur métier, ce qui n’a rien de rassurant. Pire, la Dr P affirme que je suis délirant, et je ne sais quoi d’autre encore. Non mais pour qui elle se prend ? Son ton professoral me répugne, et on la laisse faire ? Aurais-je été soigné par des novices ? À mon avis, la Dr X ne croit pas une seconde sa supérieure, elle me regarde gentiment, presque désolée et je pense pouvoir lire en elle, du coup je ne me fie pas à son jugement. La seule qui doute en silence et qui garde ma confiance est la Dr S.

28. Excuse-moi maman

Je dirais que j’ai demandé à ce qu’on appelle ma mère, et que la personne en charge de cette responsabilité a eu l’autorisation d’accéder à ma requête. Sur les papiers administratifs de l’hôpital, à la question « personne à avertir » j’avais pourtant répondu Sébastien. Il me le rappellera plus tard puisque je lui réclame parfois confirmation des faits pour narrer au plus juste mon histoire. Cependant, on ne m’a pas envoyé en psychiatrie sans raison valable tout de même. Non, il s’est vraiment passé un événement inquiétant : « une bouffée délirante » ou quelque chose qui s’y apparente et qu’il n’est pas reprochable de prendre pour de la folie. En ce qui me concerne, j’appellerai parfois cela ainsi. Toutefois ne précipitons pas trop les choses. Pour le moment, je pleure ; et en même temps, étrangement, je suis heureux. Je me souviens parfaitement du drame qui a abouti à mon actuelle situation, tel que je l’ai perçu au moins ; et je le souhaitais, car il n’est pas simple que de devoir croire les autres sur parole quand on ne se rappelle de rien. Puis en sa présence, je m’excuse auprès de ma mère de lui en avoir voulu d’avoir autorisé mon transfert en rééducation neurologique. Elle semble en être soulagée. Même si je ne l’ai jamais vu en état de faiblesse face au drame de l’AVC, je crois qu’elle en avait besoin.

29. Test neuropsychologique

L’hôpital finira par valider, sans s’excuser bien entendu, le fait que j’avais déjà passé l’examen qui déclencha ma réminiscence de l’AVC. Ils avaient égaré les résultats. Puis un événement trompeur va survenir, ce qui leur permettra d’occulter cette erreur. Aussi, j’aimerais me venger, leur faire mal comme ils m’ont fait psychologiquement souffrir car je finis par penser qu’il est vain d’espérer autre chose d’eux. Mais qu’importe. Je dois désormais évoquer les 2x3 heures du test neuropsychologique qui m’a détruit le moral, et un exercice consistant à regarder 25 images en un temps donné. Chacune de ces images sera noyée parmi 3 autres, seulement vous l’ignorez et bien entendu on vous demandera de les retrouver. Croyez-le ou non, dès la troisième fois, pour chaque lot, j’aurai la désagréable impression de répondre au hasard, et je demanderai à arrêter. La neuropsychologue qui connaît son métier me fera poursuivre sans me rassurer pour autant. Bilan final : 18 bonnes réponses. C’est une des épreuves les mieux réussies. Pourtant, plutôt que de me consoler, j’ai la sensation que tout m’échappe, que ce n’est pas rationnel. Je hais profondément perdre le contrôle, ce qui est justement le problème qui m’affectera par la suite. Car peu après, une situation singulière changera plus encore ma vie.

30. Dieu ou la bouffée délirante ?

Depuis la réminiscence de l’AVC j’absorbe de nouveaux médicaments et j’imagine qu’ils me sont néfastes. J’ai la tête embrumée. Je ne réfléchis pas comme d’habitude. J’ai des idées non réfutables qui s’imposent à moi dont mes proches s’inquiètent. Mon nom Moysan viendrait en breton de Moïse. Celui de ma mère est Berger. Le prénom de ma sœur Gwenaëlle signifie Ange blanc. Dans un état délirant médicalement parlant, que je qualifierais plutôt de quasi transcendance, j’alterne entre ce qui m’apparaît être des phases de troubles et des instants de profond discernement où il me devient clair qu’il n’est plus temps de refuser ces vérités. Pourtant je lutte contre ces révélations, et j’en souffre. Seul l’acceptation m’apaise. Mais jeune, je connaissais déjà ces faits. Mon esprit pourrait se jouer de moi. J’ai d’ailleurs une mission quasi impossible à accomplir, régler le conflit Israélo-Palestinien. La tâche est ardue tant il y a de causes au conflit. Si les forces politiques du peuple Juif qui a trop souffert au cours du 20 ème siècle font souffrir plus que de raison des hommes et des femmes qui ne le méritent pas, celles du camp opposé ne font rien pour que cela s’arrange. Et pendant ce temps : Jésus Christ pleure, des bouddhistes se font massacrer, les africains se meurent, ainsi que tant d’autres partout dans le monde.

31. Le garde fou

Je me sens mieux à présent que j’ai accepté ma mission. J’exige de quitter l’hôpital, la mascarade n’a que trop duré. J’ai des choses à accomplir. Peu importe ce qu’on en pense. Je ne veux pas perdre l’essentiel, cette force divine qui me guide. J’ai néanmoins l’idée de m’établir un garde fou. Dans le cas où je ne sortirais pas de la Salpé tandis que tout aura été entrepris pour, excepté la violence, j’interpréterais la situation comme une invention de mon esprit, et par conséquent je refuserais mon devoir assigné et retrouverais le bonheur. À l’évidence, c’est la seule façon de s’en sortir sain et sauf. Aussi je demande à ce que mes parents viennent me chercher en ne leur laissant qu’une heure. Le délai semble bien trop court d’où ils viennent, mais en ce qui me concerne c’est suffisant. En contrepartie, je répondrai aux questions qu'on s'obstine à me poser. La première étant « À quoi ressemble Dieu ? ». Sincèrement, pour des professionnels, peut-on formuler plus stupide ? Je n’ai jamais prétendu l’avoir vu. Bref, passons. — Que vous a-t-il évoqué et comment ? aurait été plus pertinent. La question m’est reposée. J’écrirai ce qui m’a été dévoilé. Quant au comment, sur l’instant je pense que nul ne le saura jamais. D’une part parce que j'estime ne pas avoir été pris au sérieux, d’autre part car personne ici ne mérite de l’apprendre.

32. L’intervention de nuit

De plus en plus d’agents de la sécurité se pressent. La direction n’est franchement pas maline. La plupart sont déjà intervenus quelques jours auparavant pour un cas de folie. Je sais donc ce qu’il en est. Je suis maintenant un fou. Et finalement, cela me semble beaucoup plus facile à admettre. Je n’ai aucun pouvoir, ni de guérison ni de quelque autre forme que ce soit. Je n’ai d’ailleurs jamais prétendu en avoir. Soyons réaliste, je ne suis qu’un idiot parmi les idiots et j’aurais forcément fini par réaliser des conneries. Dieu m’a quitté en ne me laissant que l’idée d’avoir été habité. Minuit trente, je sors de la salle où je me suis réfugié, l’heure s’est écoulée. Mes parents ne sont pas là. Il est temps que je me rende. Je n’oppose aucune résistance. Certaines personnes me demandent pardon, ce qui me paraît complétement absurde puisque je suis délirant c’est à moi de m’excuser, à moins que mes écrits soient anormalement corrects pour quelqu’un qui a le manque du mot. En ce qui me concerne, j’en suis persuadé, mais jamais je ne les reverrai. La gentille infirmière de nuit pleure ou quasi. Je la fais souffrir et j’en souffre en retour. Je n’oserai plus la regarder dans les yeux. Elle m’accompagnera dans la salle à gauche-gauche où je serai piqué comme on pique un chien pour le tuer. Car seul un fou peut croire résoudre la misère du monde.

33. Je dois pardonner

Où commence la folie ? Et pourquoi ce qui s’est passé dans ma tête signifierait que ce n’est pas réel ? D’habitude, n’est-ce pas l’inverse ? Si nul ne me croit, au nom de quoi devrais-je écouter les membres du personnel médical ? Qu’est-ce qui justifie qu’ils refusent de me montrer mes écrits tandis que j’ai un sérieux manque du mot ? Je les hais, mais il me semble que pardonner n’est pas quelque chose que l’on fait parce que l’autre le mérite. Il est trop simple d’excuser seulement ce qui peut l’être. Par conséquent, je leur pardonne de m’envoyer chez les fous. On ne peut pas exiger d’autrui ce que soi-même on est incapable d’assumer. De plus, permettez-moi une dernière digression avant de clôturer cet événement de mon passé. Savez-vous comment les employés appellent la Salpé ? Eux, ils disent la Pitié. Parfois la vie est ironique, non ? On me demande d’oublier alors que d’habitude j’oublie et j’essaye de me rappeler. Mon transfert chez les fous va prendre un temps fou. En attendant, l’Ingrat m’a insulté en mon absence. Il a lâchement rit à mes dépends. Pauvre mec, si seulement j’étais taré comme il l’a dit, je lui défoncerais sa putain de gueule de con jusqu’à le faire s’excuser de tout ce que j’ai pu entendre d’ignoble à son contact. Toutefois, il faut croire que la vie est injuste ! Car même à lui, je dois pardonner.
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