Éternels Éclairs

Les Compagnons d'Ulysse

À Monseigneur Le Duc de Bourgogne


Prince, l'unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos Autels.
Je vous offre un peu tard ces Présents de ma Muse ;
Les ans et les travaux me serviront d'excuse :
Mon esprit diminue, au lieu qu'à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.
Le Héros dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d'en faire autant :
Il ne tient pas à lui que, forçant la victoire,
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la Gloire.
Quelque Dieu le retient : c'est notre Souverain,
Lui qu'un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin ;
Cette rapidité fut alors nécessaire :
Peut-être elle serait aujourd'hui téméraire.
Je m'en tais ; aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d'aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux votre Cour se compose.
Ils ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout
D'autres Divinités n'y tiennent le haut bout :
Le sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S'abandonnèrent à des charmes
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les Compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du dieu du jour,
Circé, tenait alors sa Cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents.
Les voilà devenus Ours, Lions, Eléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s'en vit de petits, exemplum, ut talpa.
Le seul Ulysse en échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d'un Héros et le doux entretien,
Il fit tant que l'Enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture.
Il obtint qu'on rendrait à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse y court, et dit : L'empoisonneuse coupe
À son remède encore ; et je viens vous l'offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole.
Le Lion dit, pensant rugir :
Je n'ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir ?
J'ai griffe et dent, et mets en pièces qui m'attaque.
Je suis Roi : deviendrai-je un Citadin d'Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple Soldat :
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse du Lion court à l'Ours : Eh ! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli !
- Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l'Ours à sa manière.
Comme me voilà fait ? comme doit être un ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d'une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t'en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d'état.
Le prince grec au Loup va proposer l'affaire ;
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus :
Camarade, je suis confus
Qu'une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redeviens,
Au lieu de loup, homme de bien.
- En est-il ? dit le Loup. Pour moi, je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière :
Toi qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas sans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le Village ?
Si j'étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des Loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu'un Homme :
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse fit à tous une même semonce,
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'était leurs délices suprêmes :
Tous renonçaient au lots des belles actions.
Ils croyaient s'affranchir suivants leurs passions,
Ils étaient esclaves d'eux-mêmes.
Prince, j'aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l'utile :
C'était sans doute un beau projet
Si ce choix eût été facile.
Les compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts.
Ils ont force pareils en ce bas Univers :
Gens à qui j'impose pour peine
Votre censure et votre haine.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Chat et les deux Moineaux

À Monseigneur le duc de Bourgogne


Un chat contemporain d'un fort jeune Moineau
Fut logé près de lui dès l'âge du berceau ;
La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates.
Le Chat était souvent agacé par l'Oiseau :
L'un s'escrimait du bec, l'autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami.
Ne le corrigeant qu'à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D'armer de pointes sa férule.
Le Passereau moins circonspect,
Lui donnait force coups de bec.
En sage et discrète personne,
Maître Chat excusait ces jeux :
Entre amis, il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits d'un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait ;
Quand un Moineau du voisinage
S'en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux oiseaux, il arriva querelle ;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D'insulter ainsi notre ami !
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non, de par tous les Chats ! Entrant lors au combat,
Il croque l'étranger. Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat !
Cette réflexion fit aussi croquer l'autre.
Quelle Morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela toute Fable est un oeuvre imparfait.
J'en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m'abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle et ses Soeurs n'ont pas l'esprit que vous avez.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Du Thésauriseur et du Singe

Un Homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci ne songeait que Ducats et Pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour sûreté de son Trésor,
Notre Avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait aux voleurs de toutes parts l'abord.
Là d'une volupté selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours :
Il passait les nuits et les jours
À compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche :
Car il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,
Jetait quelque Doublon toujours par la fenêtre
Et rendait le compte imparfait :
La chambre, bien cadenassée,
Permettait de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour dom Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne sais bonnement auxquels donner le prix.
Dom Bertrand gagnerait près de certains esprits ;
Les raisons en seraient trop longues à déduire.
Un jour donc l'animal, qui ne songeait qu'à nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque Doublon,
Un Jacobus, un Ducaton,
Et puis quelque Noble à la rose ;
Eprouvait son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S'il n'avait entendu son Compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure,
Les Ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même aventure ;
Il les aurait fait tous voler jusqu'au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint Financier
Qui n'en fait pas meilleur usage.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Les Deux Chèvres

Dès que les Chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage
Les moins fréquentés des humains.
Là s'il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces Dames vont promener leurs caprices ;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux Chèvres donc s'émancipant,
Toutes deux ayant patte blanche,
Quittèrent les bas prés, chacune de sa part.
L'une vers l'autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche.
Deux Belettes à peine auraient passé de front
Sur ce pont ;
D'ailleurs, l'onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l'autre en fait autant.
Je m'imagine voir avec Louis le Grand
Philippe Quatre qui s'avance
Dans l'île de la Conférence.
Ainsi s'avançaient pas à pas,
Nez à nez, nos Aventurières,
Qui, toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une à l'autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit l'Histoire)
L'une certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont Polyphème fit présent à Galatée,
Et l'autre la chèvre Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur chute fut commune ;
Toutes deux tombèrent dans l'eau.
Cet accident n'est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le vieux Chat et la jeune Souris

À Monseigneur le duc de Bourgogne
qui avait demandé à M. de la Fontaine
une fable qui fût nommée le Chat et la Souris.

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Pour plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine un Temple en mes Ecrits,
Comment composerai-je une Fable nommée
Le Chat et la Souris ?
Dois-je représenter dans ces Vers une belle
Qui, douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va se jouant des coeurs que ses charmes ont pris
Comme le Chat et la Souris ?
Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune ?
Rien ne lui convient mieux, et c'est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu'on croit ses amis
Comme le Chat fait la Souris,
Introduirai-je un Roi qu'entre ses favoris
Elle respecte seul, Roi qui fixe sa roue,
Qui n'est point empêché d'un monde d'Ennemis,
Et qui des plus puissants, quand il lui plaît, se joue
Comme le Chat de la Souris ?
Mais insensiblement, dans le tour que j'ai pris,
Mon dessein se rencontre ; et si je ne m'abuse,
Je pourrais tout gâter par de plus longs récits.
Le jeune Prince alors se jouerait de ma Muse
Comme le Chat de la Souris.

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Le vieux Chat et la jeune Souris

Une jeune Souris de peu d'expérience
Crut fléchir un vieux Chat, implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis :
Laissez-moi vivre : une Souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis ?
Affamerais-je, à votre avis,
L'Hôte et l'Hôtesse, et tout leur monde ?
D'un grain de blé je me nourris ;
Une noix me rend toute ronde.
À présent je suis maigre ; attendez quelque temps.
Réservez ce repas à messieurs vos Enfants.
Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée.
L'autre lui dit : Tu t'es trompée.
Est-ce à moi que l'on tient de semblables discours ?
Tu gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat, et vieux, pardonner ? cela n'arrive guères.
Selon ces lois, descends là-bas,
Meurs, et va-t'en, tout de ce pas,
Haranguer les soeurs Filandières.
Mes Enfants trouveront assez d'autres repas.
Il tint parole ; Et pour ma Fable
Voici le sens moral qui peut y convenir :
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir ;
La vieillesse est impitoyable.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Cerf malade

En pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent maint camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins : multitude importune.
Eh ! Messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez qu'en forme commune
La parque m'expédie, et finissez vos pleurs.
Point du tout : les Consolateurs
De ce triste devoir tout au long s'acquittèrent ;
Quand il plut à Dieu s'en allèrent.
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C'est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut de beaucoup ;
Il ne trouva plus rien à frire.
D'un mal il tomba dans un pire,
Et se vit réduit à la fin
À jeûner et mourir de faim.
Il en coûte à qui vous réclame,
Médecins du corps et de l'âme.
Ô temps, ô moeurs ! J'ai beau crier,
Tout le monde se fait payer.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

La Chauve-Souris, le Buisson ...

Le Buisson, le Canard, et la Chauve-Souris,
Voyant tous trois qu'en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avaient des Comptoirs, des Facteurs, des Agents
Non moins soigneux qu'intelligents,
Des Registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien ; quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d'écueils, et fort étroits,
Et de Trajet très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre Trio poussa maint regret inutile ;
Ou plutôt il n'en poussa point,
Le plus petit Marchand est savant sur ce point ;
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer : le cas fut découvert.
Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les Sergents, et les procès,
Et le créancier à la porte,
Dès devant la pointe du jour,
N'occupaient le Trio qu'à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson accrochait les passants à tous coups.
Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.
Le plongeon sous les eaux s'en allait les chercher.
L'oiseau Chauve-Souris n'osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure :
Suivi de Sergents à toute heure,
En des trous il s'allait cacher.
Je connais maint detteur qui n'est ni souris-chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

La Querelle des chiens et des chats ...

La Discorde a toujours régné dans l'Univers ;
Notre monde en fournit mille exemples divers :
Chez nous cette Déesse a plus d'un Tributaire.
Commençons par les Eléments :
Vous serez étonnés de voir qu'à tous moments
Ils seront appointés contraire.
Outre ces quatre potentats,
Combien d'êtres de tous états
Se font une guerre éternelle !
Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,
Par cent Arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.
Le Maître ayant réglé leurs emplois, leurs Repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,
Ces animaux vivaient entr'eux comme cousins.
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Edifiait tous les voisins.
Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os par préférence à quelqu'un d'eux donné,
Fit que l'autre parti s'en vint tout forcené
Représenter un tel outrage.
J'ai vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu'avait une chienne en gésine.
Quoi qu'il en soit, cet altercas
Mit en combustion la salle et la cuisine ;
Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.
On fit un Règlement dont les Chats se plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat disait qu'il fallait bel et bien
Recourir aux Arrêts. En vain ils les cherchèrent.
Dans un coin où d'abord leurs Agents les cachèrent,
Les Souris enfin les mangèrent.
Autre procès nouveau : Le peuple Souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois,
Et d'ailleurs en voulant à toute cette race,
Les guetta, les prit, fit main basse
Le Maître du logis ne s'en trouva que mieux.
J'en reviens à mon dire. On ne voit, sous les Cieux
Nul animal, nul être, aucune Créature,
Qui n'ait son opposé : c'est la loi de Nature.
D'en chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.
Ce que je sais, c'est qu'aux grosses paroles
On en vient sur un rien, plus des trois quarts du temps.
Humains, il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer chez les Barbacoles.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

L'Écrevisse et sa Fille

Les Sages quelquefois, ainsi que l'Écrevisse,
Marchent à reculons, tournent le dos au port.
C'est l'art des Matelots ; c'est aussi l'artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
Envisagent un point directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Je pourrais l'appliquer à certain Conquérant
Qui tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend,
N'est d'abord qu'un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l'on a les yeux sur ce qu'il veut cacher ;
Ce sont arrêts du sort qu'on ne peut empêcher :
Le torrent, à la fin, devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
LOUIS et le Destin me semblent de concert
Entraîner l'Univers. Venons à notre Fable.

Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait :
Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit ?
- Et comme vous allez vous-même ! dit la fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu ?
Elle avait raison ; la vertu
De tout exemple domestique
Est universelle, et s'applique
En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots :
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
À son but, j'y reviens ; la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone ;
Mais il faut le faire à propos.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

L'Aigle et la Pie

L'Aigle, Reine des airs, avec Margot la Pie,
Différentes d'humeur, de langage, et d'esprit
Et d'habit,
Traversaient un bout de prairie.
Le hasard les assemble en un coin détourné.
L'Agasse eut peur ; mais l'Aigle, ayant fort bien dîné,
La rassure, et lui dit : Allons de compagnie ;
Si le Maître des Dieux assez souvent s'ennuie,
Lui qui gouverne l'Univers,
J'en puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans cérémonie.
Caquet bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur ceci, sur cela, sur tout. L'homme d'Horace,
Disant le bien, le mal, à travers champs, n'eût su
Ce qu'en fait de babil y savait notre Agasse.
Elle offre d'avertir de tout ce qui se passe,
Sautant, allant de place en place,
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L'Aigle lui dit tout en colère :
Ne quittez point votre séjour,
Caquet bon-bec, ma mie : adieu. Je n'ai que faire
D'une babillarde à ma Cour :
C'est un fort méchant caractère.
Margot ne demandait pas mieux.
Ce n'est pas ce qu'on croit, que d'entrer chez les Dieux :
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs, Espions, gens à l'air gracieux,
Au coeur tout différent, s'y rendent odieux,
Quoiqu'ainsi que la Pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Milan, le Roi, et le Chasseur

À son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti


Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi : c'est l'indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance :
Prince, c'est votre avis. On sait que le courroux
S'éteint en votre coeur sitôt qu'on l'y voit naître.
Achille qui du sien ne put se rendre maître,
Fut par là moins Héros que vous.
Ce titre n'appartient qu'à ceux d'entre les hommes
Qui, comme en l'âge d'or, font cent biens ici-bas.
Peu de Grands sont nés tels en cet âge où nous sommes,
L'Univers leur sait gré du mal qu'ils ne font pas.
Loin que vous suiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous promettent des Temples.
Apollon, Citoyen de ces Augustes lieux,
Prétend y célébrer votre nom sur sa Lyre.
Je sais qu'on vous attend dans le Palais des Dieux :
Un siècle de séjour doit ici vous suffire.
Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous.
Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer des destinées
Par ce temps à peine bornées !
Et la Princesse et vous n'en méritez pas moins :
J'en prends ses charmes pour témoins ;
Pour témoins j'en prends les merveilles
Par qui le Ciel, pour vous prodigue en ses présents,
De qualités qui n'ont qu'en vous seuls leurs pareilles
Voulut orner vos jeunes ans.
Bourbon de son esprit ces grâces assaisonne,
Le Ciel joignit en sa personne
Ce qui sait se faire estimer
À ce qui sait se faire aimer.
Il ne m'appartient pas d'étaler votre joie ;
Je me tais donc, et vais rimer
Ce que fit un Oiseau de proie.
Un Milan, de son nid antique possesseur,
Etant pris vif par un Chasseur,
D'en faire au Prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnait prix à la chose,
L'Oiseau, par le Chasseur humblement présenté,
Si ce conte n'est apocriphe,
Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de sa Majesté.
- Quoi ! sur le nez du Roi ? - Du Roi même en personne.
- Il n'avait donc alors ni Sceptre ni Couronne ?
- Quand il en aurait eu, ç'aurait été tout un :
Le nez Royal fut pris comme un nez du commun.
Dire des Courtisans les clameurs et la peine
Serait se consumer en efforts impuissants,
Le Roi n'éclata point : les cris sont indécents
À la Majesté Souveraine.
L'Oiseau garda son poste : on ne put seulement
Hâter son départ d'un moment.
Son Maître le rappelle, et crie, et se tourmente,
Lui présente le leurre, et le poing ; mais en vain.
On crut que jusqu'au lendemain
Le maudit animal à la serre insolente
Nicherait là malgré le bruit
Et sur le nez sacré voudrait passer la nuit.
Tâcher de l'en tirer irritait son caprice.
Il quitte enfin le Roi, qui dit : Laissez aller
Ce Milan, et celui qui m'a cru régaler.
Ils se sont acquittés tous deux de leur office,
L'un en Milan, et l'autre en Citoyen des bois :
Pour moi, qui sais comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du supplice.
Et la Cour d'admirer. Les Courtisans ravis,
Elèvent de tels faits, par eux si mal suivis :
Bien peu, même des Rois, prendraient un tel modèle ;
Et le Veneur l'échappa belle,
Coupable seulement, tant lui que l'animal,
D'ignorer le danger d'approcher trop du Maître.
Ils n'avaient appris à connaître
Que les hôtes des bois : était-ce un si grand mal ?
Pilpay fait près du Gange arriver l'aventure.
Là, nulle humaine Créature
Ne touche aux animaux pour leur sang épancher.
Le Roi même ferait scrupule d'y toucher.
Savons-nous, disent-ils, si cet Oiseau de proie
N'était point au siège de Troie ?
Peut-être y tint-il lieu d'un Prince ou d'un Héros
Des plus huppés et des plus hauts :
Ce qu'il fut autrefois il pourra l'être encore.
Nous croyons, après Pythagore,
Qu'avec les Animaux de forme nous changeons :
Tantôt Milans, tantôt Pigeons,
Tantôt Humains, puis Volatilles
Ayant dans les airs leurs familles.

Comme l'on conte en deux façons
L'accident du Chasseur, voici l'autre manière.
Un certain Fauconnier ayant pris, ce dit-on,
À la chasse un Milan (ce qui n'arrive guère),
En voulut au Roi faire un don,
Comme de chose singulière.
Ce cas n'arrive pas quelquefois en cent ans ;
C'est le non plus ultra de la Fauconnerie.
Ce chasseur perce donc un gros de Courtisans,
Plein de zèle, échauffé, s'il le fut de sa vie.
Par ce parangon des présents
Il croyait sa fortune faite :
Quand l'Animal porte-sonnette,
Sauvage encore et tout grossier,
Avec ses ongles tout d'acier,
Prend le nez du Chasseur, happe le pauvre sire :
Lui de crier ; chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n'eût ri ? Quant à moi,
Je n'en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu'un Pape rie, en bonne foi
Je ne l'ose assurer ; mais je tiendrais un Roi
Bien malheureux, s'il n'osait rire :
C'est le plaisir des Dieux. Malgré son noir souci,
Jupiter et le Peuple Immortel rit aussi.
Il en fit des éclats, à ce que dit l'Histoire,
Quand Vulcain, clopinant, lui vint donner à boire.
Que le peuple immortel se montrât sage ou non,
J'ai changé mon sujet avec juste raison ;
Car, puisqu'il s'agit de morale,
Que nous eût du Chasseur l'aventure fatale
Enseigné de nouveau ? L'on a vu de tout temps
Plus de sots Fauconniers que de rois indulgents.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Renard, les Mouches, et le Hérisson

Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le Sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.
Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun.
Que ne vis-tu sur le commun ?
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l'importunité
Du Peuple plein d'avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
- Garde-t'en bien, dit l'autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les, je te prie, achever leurs repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

L'Amour et la Folie

Tout est mystère dans l'Amour,
Ses flèches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance.
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour
Que d'épuiser cette Science.
Je ne prétends donc point tout expliquer ici.
Mon but est seulement de dire, à ma manière,
Comment l'Aveugle que voici
(C'est un Dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière ;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ;
J'en fais juge un Amant, et ne décide rien.
La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble.
Celui-ci n'était pas encor privé des yeux.
Une dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble
Là-dessus le Conseil des Dieux.
L'autre n'eut pas la patience ;
Elle lui donne un coup si furieux,
Qu'il en perd la clarté des Cieux.
Vénus en demande vengeance.
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris :
Les Dieux en furent étourdis,
Et Jupiter, et Némésis,
Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande.
Elle représenta l'énormité du cas.
Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas :
Nulle peine n'était pour ce crime assez grande.
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du Public, celui de la Partie,
Le résultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
À servir de guide à l'Amour.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue ...

À Madame de la Sablière


Je vous gardais un Temple dans mes vers :
Il n'eût fini qu'avec l'Univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel Art qu'ont les Dieux inventé,
Et sur le nom de la Divinité
Que dans ce Temple on aurait adorée.
Sur le portail j'aurais ces mots écrits
PALAIS SACRE DE LA DEESSE IRIS ;
Non celle-là qu'a Junon à ses gages ;
Car Junon même et le Maître des Dieux
Serviraient l'autre, et seraient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.
L'Apothéose à la voûte eût paru ;
Là, tout l'Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un Dais de lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie, agréable matière,
Mais peu féconde en ces événements
Qui des Etats font les renversements.
Au fond du Temple eût été son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n'y penser pas,
Ses agréments à qui tout rend hommage.
J'aurais fait voir à ses pieds des mortels
Et des Héros, des demi-Dieux encore,
Même des Dieux ; ce que le Monde adore
Vient quelquefois parfumer ses Autels.
J'eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement :
Car ce coeur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis et non point autrement,
Car cet esprit, qui, né du Firmament,
A beauté d'homme avec grâces de femme,
Ne se peut pas, comme on veut, exprimer.
Ô vous, Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l'on aime à l'égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d'amour ;
Car c'est un mot banni de votre Cour ;
Laissons-le donc), agréez que ma Muse
Achève un jour cette ébauche confuse.
J'en ai placé l'idée et le projet,
Pour plus de grâce, au devant d'un sujet
Où l'amitié donne de telles marques,
Et d'un tel prix, que leur simple récit
Peut quelque temps amuser votre esprit.
Non que ceci se passe entre Monarques :
Ce que chez vous nous voyons estimer
N'est pas un Roi qui ne sait point aimer :
C'est un Mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J'en vois peu de si bons.
Quatre animaux, vivants de compagnie,
Vont aux humains en donner des leçons.

La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient ensemble unis : douce société.
Le choix d'une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.
Mais quoi ! l'homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts,
Au fond des eaux, en haut des airs,
Vous n'éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s'allait ébattre innocemment,
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l'herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit, et le Rat à l'heure du repas
Dit aux amis restants : D'où vient que nous ne sommes
Aujourd'hui que trois conviés ?
La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ?
À ces paroles, la Tortue
S'écrie, et dit : Ah ! si j'étais
Comme un Corbeau d'ailes pourvue,
Tout de ce pas je m'en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger :
Car, à l'égard du coeur, il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire d'aile :
Il aperçoit de loin l'imprudente Gazelle
Prise au piège, et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l'instant.
Car de lui demander quand, pourquoi, ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un Maître d'Ecole,
Il avait trop de jugement.
Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d'avis
De se transporter sans remise
Aux lieux où la Gazelle est prise.
L'autre, dit le Corbeau, gardera le logis :
Avec son marcher lent, quand arriverait-elle ?
Après la mort de la Gazelle.
Ces mots à peine dits, ils s'en vont secourir
Leur chère et fidèle Compagne,
Pauvre Chevrette de montagne.
La Tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les noeuds du lacs : on peut penser la joie.
Le Chasseur vient et dit : Qui m'a ravi ma proie ?
Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle ;
Et le Chasseur, à demi fou
De n'en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit la Tortue, et retient son courroux.
D'où vient, dit-il, que je m'effraie ?
Je veux qu'à mon souper celle-ci me défraie.
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si le Corbeau n'en eût averti la Chevrette.
Celle-ci, quittant sa retraite,
Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L'homme de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesait : si bien que Rongemaille
Autour des noeuds du sac tant opère et travaille
Qu'il délivre encor l'autre soeur,
Sur qui s'était fondé le souper du Chasseur.

Pilpay conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J'en ferais, pour vous plaire, un Ouvrage aussi long
Que l'Iliade ou l'Odyssée.
Rongemaille ferait le principal héros,
Quoiqu'à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Portemaison l'Infante y tient de tels propos
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office d'Espion, et puis de Messager.
La Gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun en son endroit
S'entremet, agit, et travaille.
À qui donner le prix ? Au coeur si l'on m'en croit.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

La Forêt et le Bûcheron

Un Bûcheron venait de rompre ou d'égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la Forêt n'en fût quelque temps épargnée.
L'Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche.
Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L'innocente Forêt lui fournit d'autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le misérable ne s'en sert
Qu'à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.

Voilà le train du Monde et de ses Sectateurs :
On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d'en parler ; mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus ?
Hélas ! j'ai beau crier et me rendre incommode :
L'ingratitude et les abus
N'en seront pas moins à la mode.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Renard, le Loup, et le Cheval

Un renard, jeune encor, quoique des plus madrés,
Vit le premier Cheval qu'il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice : Accourez :
Un animal paît dans nos prés,
Beau, grand ; j'en ai la vue encor toute ravie.
- Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant.
Fais-moi son Portrait, je te prie.
- Si j'étais quelque Peintre ou quelque Etudiant,
Repartit le Renard, j'avancerais la joie
Que vous aurez en le voyant.
Mais venez. Que sait-on ? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous envoie.
Ils vont ; et le cheval, qu'à l'herbe on avait mis,
Assez peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d'enfiler la venelle.
Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle.
Le Cheval, qui n'était dépourvu de cervelle,
Leur dit : Lisez mon nom, vous le pouvez, Messieurs :
Mon Cordonnier l'a mis autour de ma semelle.
Le Renard s'excusa sur son peu de savoir.
Mes parents, reprit-il, ne m'ont point fait instruire ;
Ils sont pauvres et n'ont qu'un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros Messieurs, l'ont fait apprendre à lire.
Le Loup, par ce discours flatté,
S'approcha ; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le Cheval lui desserre
Un coup ; et haut le pied. Voilà mon Loup par terre
Mal en point, sanglant et gâté.
Frère, dit le Renard, ceci nous justifie
Ce que m'ont dit des gens d'esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le Sage se méfie.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Renard et les Poulets d'Inde

Contre les assauts d'un Renard
Un arbre à des Dindons servait de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,
S'écria : Quoi ! Ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi !
Non, par tous les Dieux, non. Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant, semblait, contre le sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent.
Lui, qui n'était novice au métier d'assiégeant,
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n'eût exécuté
Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul Dindon n'eût osé sommeiller :
L'ennemi les lassait en leur tenant la vue
Sur même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis
Toujours il en tombait quelqu'un : autant de pris,
Autant de mis à part ; près de moitié succombe.
Le compagnon les porte en son garde-manger.
Le trop d'attention qu'on a pour le danger
Fait le plus souvent qu'on y tombe.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Singe

Il est un Singe dans Paris
À qui l'on avait donné femme.
Singe en effet d'aucuns maris,
Il la battait : la pauvre Dame
En a tant soupiré qu'enfin elle n'est plus.
Leur fils se plaint d'étrange sorte,
Il éclate en cris superflus :
Le père en rit ;
Sa femme est morte.
Il a déjà d'autres amours
Que l'on croit qu'il battra toujours.
Il hante la taverne et souvent il s'enivre.
N'attendez rien de bon du Peuple imitateur,
Qu'il soit Singe ou qu'il fasse un Livre :
La pire espèce, c'est l'Auteur.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Philosophe scythe

Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et, comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d'un Jardin.
Le Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l'inutile,
Ebranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d'homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
- J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
Le reste en profite d'autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

L'Éléphant et le Singe de Jupiter

Autrefois l'Éléphant et le Rhinocéros,
En dispute du pas et des droits de l'Empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour en était pris, quand quelqu'un vint leur dire
Que le Singe de Jupiter,
Portant un Caducée, avait paru dans l'air.
Ce Singe avait nom Gille, à ce que dit l'Histoire.
Aussitôt l'Éléphant de croire
Qu'en qualité d'Ambassadeur
Il venait trouver sa Grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire,
Il attend maître Gille, et le trouve un peu lent
À lui présenter sa créance.
Maître Gille enfin, en passant,
Va saluer son Excellence.
L'autre était préparé sur la légation ;
Mais pas un mot : l'attention
Qu'il croyait que les Dieux eussent à sa querelle
N'agitait pas encor chez eux cette nouvelle.
Qu'importe à ceux du Firmament
Qu'on soit Mouche ou bien Éléphant ?
Il se vit donc réduit à commencer lui-même :
Mon cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu
Un assez beau combat, de son Trône suprême.
Toute sa Cour verra beau jeu.
- Quel combat ? dit le Singe avec un front sévère.
L'Éléphant repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que le Rhinocéros me dispute le pas ;
Qu'Éléphantide a guerre avec Rhinocère ?
Vous connaissez ces lieux, ils ont quelque renom.
- Vraiment je suis ravi d'en apprendre le nom,
Repartit Maître Gille : on ne s'entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes Lambris.
L'Éléphant, honteux et surpris,
Lui dit : Et parmi nous que venez-vous donc faire ?
- Partager un brin d'herbe entre quelques Fourmis :
Nous avons soin de tout. Et quant à votre affaire,
On n'en dit rien encor dans le conseil des Dieux :
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Un Fou et un Sage

Certain Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne et lui dit : Mon ami,
C'est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci :
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
Toute peine, dit-on, est digne de loyer.
Vois cet homme qui passe ; il a de quoi payer.
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre Fou s'en va faire
Même insulte à l'autre Bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint estafier accourt ; on vous happe notre homme,
On vous l'échine, on vous l'assomme.
Auprès des Rois il est de pareils fous :
À vos dépens ils font rire le Maître.
Pour réprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter ? Vous n'êtes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager
À s'adresser à qui peut se venger.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Renard anglais

À Madame Harvey


Le bon coeur est chez vous compagnon du bon sens
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d'âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux ;
Il en eût été moins selon votre génie :
La pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie :
Vous l'aimez. Les Anglais pensent profondément ;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament.
Creusant dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils étendent partout l'empire des Sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer l'emportent sur les autres ;
Même les Chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n'ont les nôtres.
Vos Renards sont plus fins. Je m'en vais le prouver.
Par un d'eux, qui, pour se sauver
Mit en usage un stratagème
Non encor pratiqué, des mieux imaginés.
Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa près d'un patibulaire.
Là, des animaux ravissants,
Blaireaux, Renards, Hiboux, race encline à mal faire,
Pour l'exemple pendus, instruisaient les passants.
Leur confrère aux abois entre ces morts s'arrange.
Je crois voir Annibal qui, pressé des Romains
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et sait en vieux Renard s'échapper de leurs mains.
Les clefs de Meute, parvenues
À l'endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l'air de cris : leur maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant,
Mes chiens n'appellent point au-delà des colonnes
Où sont tant d'honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle ! Il y vint, à son dam.
Voilà maint basset clabaudant ;
Voilà notre Renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu'il en irait de même
Que le Jour qu'il tendit semblables panneaux ;
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux.
Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème.
Le Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N'aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d'esprit ; est-il quelqu'un qui nie
Que tout Anglais n'en ait bonne provision ?
Mais le peu d'amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.

Je reviens à vous, non pour dire
D'autres traits sur votre sujet
Trop abondant pour ma Lyre :
Peu de nos chants, peu de nos Vers,
Par un encens flatteur amusent l'Univers
Et se font écouter des nations étranges.
Votre Prince vous dit un jour
Qu'il aimait mieux un trait d'amour
Que quatre Pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse.
C'est peu de chose ; elle est confuse
De ces Ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
À celle qui remplit vos climats d'habitants
Tirés de l'Ile de Cythère ?
Vous voyez par là que j'entends
Mazarin, des Amours Déesse tutélaire.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Daphnis et Alcimadure

Imitation de Théocrite

À Madame de la Mésangère


Aimable fille d'une mère
À qui seule aujourd'hui mille coeurs font la cour,
Sans ceux que l'amitié rend soigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encor que vous garde l'Amour,
Je ne puis qu'en cette Préface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens qu'on recueille au Parnasse,
Et que j'ai le secret de rendre exquis et doux.
Je vous dirai donc ... Mais tout dire,
Ce serait trop ; il faut choisir,
Ménageant ma voix et ma Lyre,
Qui bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je louerai seulement un coeur, plein de tendresse,
Ces nobles sentiments, ces grâces, cet esprit :
Vous n'auriez en cela ni Maître ni Maîtresse,
Sans celle dont sur vous l'éloge rejaillit.
Gardez d'environner ces roses
De trop d'épines, si jamais
L'Amour vous dit les mêmes choses :
Il les dit mieux que je ne fais ;
Aussi sait-il punir ceux qui ferment l'oreille
À ses conseils. Vous l'allez voir.

Jadis une jeune merveille
Méprisait de ce Dieu le souverain pouvoir :
On l'appelait Alcimadure :
Fier et farouche objet, toujours courant aux bois,
Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure,
Et ne connaissant autres lois
Que son caprice ; au reste, égalant les plus belles,
Et surpassant les plus cruelles ;
N'ayant trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs :
Quelle l'eût-on trouvée au fort de ses faveurs !
Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L'aima pour son malheur : jamais la moindre grâce
Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce coeur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu'à mourir ;
Le désespoir le fit courir
À la porte de l'Inhumaine.
Hélas ! ce fut aux vents qu'il raconta sa peine ;
On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où parmi ses Compagnes,
L'Ingrate, pour le jour de sa nativité,
Joignait aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins et des vertes campagnes.
J'espérais, cria-t-il, expirer à vos yeux ;
Mais je vous suis trop odieux,
Et ne m'étonne pas qu'ainsi que tout le reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon père, après ma mort, et je l'en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l'héritage
Que votre coeur a négligé.
Je veux que l'on y joigne aussi le pâturage,
Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et que du reste de mon bien
Mes Compagnons fondent un Temple
Où votre image se contemple,
Renouvelants de fleurs l'Autel à tout moment.
J'aurai près de ce temple un simple monument ;
On gravera sur la bordure :
Daphnis mourut d'amour. Passant, arrête-toi ;
Pleure, et dis : " Celui-ci succomba sous la loi
De la cruelle Alcimadure. "
À ces mots, par la Parque il se sentit atteint.
Il aurait poursuivi ; la douleur le prévint.
Son ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain, l'arrêter un moment
Pour donner quelques pleurs au sort de son amant :
Elle insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant dès ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses compagnes danser autour de sa statue.
Le dieu tomba sur elle et l'accabla du poids :
Une voix sortit de la nue,
Echo redit ces mots dans les airs épandus :
Que tout aime à présent : l'insensible n'est plus.
Cependant de Daphnis l'Ombre au Styx descendue
Frémit et s'étonna la voyant accourir.
Tout l'Erèbe entendit cette Belle homicide
S'excuser au Berger, qui ne daigna l'ouïr
Non plus qu'Ajax Ulysse, et Didon son perfide.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Philémon et Baucis

Sujet tiré des Métamorphoses d'Ovide

À Monseigneur le duc de Vendôme


Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinités n'accordent à nos voeux
Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorants c'est l'éternel asile ;
Véritables Vautours, que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet.
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste :
Le sage y vit en paix, et méprise le reste ;
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple :
Tous deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hyménée et l'Amour, par des désirs constants,
Avaient uni leurs coeurs dès leur plus doux Printemps.
Ni le temps ni l'hymen n'éteignirent leur flamme ;
Clothon prenait plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt Etés.
Eux seuls ils composaient toute leur République :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendaient !
Tout vieillit : sur leur front les rides s'étendaient ;
L'amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d'amour sut encor se produire.
Ils habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d'abolir cette engeance.
Il part avec son fils, le Dieu de l'Eloquence ;
Tous deux en Pèlerins vont visiter ces lieux :
Mille logis y sont, un seul ne s'ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l'écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure frappe : on ouvre ; aussitôt Philémon
Vient au-devant des dieux, et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage,
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons ;
L'aide des Dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en ; saluez ces Pénates d'argile :
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile
Que quand Jupiter même était de simple bois ;
Depuis qu'on l'a fait d'or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point : faites tiédir cette onde ;
Encor que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos Hôtes agréeront les soins qui leur sont dus.
Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D'un souffle haletant par Baucis s'allumèrent :
Des branches de bois sec aussitôt s'enflammèrent.
L'onde tiède, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria d'excuser ces longueurs ;
Et, pour tromper l'ennui d'une attente importune,
Il entretint les Dieux, non point sur la Fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois,
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l'on servit le champêtre repas
Fut d'ais non façonnés à l'aide du compas :
Encore assure-t-on, si l'histoire en est crue,
Qu'en un de ses supports le temps l'avait rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d'un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tous mets,
D'un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès.
Les divins Voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier le cristal d'une source.
Plus le vase versait, moins il s'allait vidant :
Philémon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n'en fit pas moins : tous deux s'agenouillèrent ;
À ce signe d'abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les Cieux sur leurs Pôles assis.
Grand Dieu, dit Philémon, excusez notre faute :
Quels humains auraient cru recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous l'avouons, sont peu délicieux :
Mais, quand nous serions Rois, que donner à des Dieux ?
C'est le coeur qui fait tout : que la terre et que l'onde
Apprêtent un repas pour les Maîtres du monde ;
Ils lui préféreront les seuls présents du coeur.
Baucis sort à ces mots pour réparer l'erreur.
Dans le verger courait une perdrix privée,
Et par de tendres soins dès l'enfance élevée ;
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain :
La volatille échappe à sa tremblante main ;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l'oiseau ne fut pas inutile :
Jupiter intercède. Et déjà les vallons
Voyaient l'ombre en croissant tomber du haut des monts.
Les Dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes.
De ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes :
Suivez-nous. Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos coeurs !
Il dit : et les Autans troublent déjà la plaine.
Nos deux Epoux suivaient, ne marchant qu'avec peine ;
Un appui de roseau soulageait leurs vieux ans :
Moitié secours des Dieux, moitié peur, se hâtants,
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent ;
À leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent.
Des ministres du Dieu les escadrons flottants
Entraînèrent, sans choix, animaux, habitants,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ;
Sans vestige du Bourg, tout disparut sur l'heure.
Les vieillards déploraient ces sévères destins.
Les animaux périr ! car encor les humains,
Tous avaient dû tomber sous les célestes armes.
Baucis en répandit en secret quelques larmes.
Cependant l'humble Toit devient Temple, et ses murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De pilastres massifs les cloisons revêtues
En moins de deux instants s'élèvent jusqu'aux nues ;
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;
Tous ces événements sont peints sur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d'Apelle !
Ceux-ci furent tracés d'une main immortelle.
Nos deux Epoux, surpris, étonnés, confondus,
Se crurent, par miracle, en l'Olympe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres créatures ;
Aurions-nous bien le coeur et les mains assez pures
Pour présider ici sur les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir les voeux des Pèlerins ?
Jupiter exauça leur prière innocente.
Hélas ! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait favoriser jusqu'au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en servant vos Autels :
Clothon ferait d'un coup ce double sacrifice ;
D'autres mains nous rendraient un vain et triste office :
Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce voeu fut encor favorable.
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable ?
Un jour qu'assis tous deux dans le sacré parvis
Ils contaient cette histoire aux pèlerins ravis,
La troupe, à l'entour d'eux, debout prêtait l'oreille ;
Philémon leur disait : Ce lieu plein de merveille
N'a pas toujours servi de Temple aux Immortels :
Un Bourg était autour, ennemi des Autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d'impies ;
Du céleste courroux tous furent les hosties.
Il ne resta que nous d'un si triste débris :
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris ;
Jupiter l'y peignit. En contant ces Annales,
Philémon regardait Baucis par intervalles ;
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras ;
Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler, l'écorce a sa langue pressée.
L'un et l'autre se dit adieu de la pensée :
Le corps n'est tantôt plus que feuillage et que bois.
D'étonnement la Troupe, ainsi qu'eux, perd la voix,
Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul, Philémon devient Chêne.
On les va voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu'en hymen Amour leur fit goûter :
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des Epoux séjournent sous leur ombre,
Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans.
Ah ! si ... Mais autre part j'ai porté mes présents.
Célébrons seulement cette Métamorphose.
Des fidèles témoins m'ayant conté la chose,
Clio me conseilla de l'étendre en ces Vers,
Qui pourront quelque jour l'apprendre à l''Univers :
Quelque jour on verra chez les Races futures
Sous l'appui d'un grand nom passer ces Aventures.
Vendôme, consentez au los que j'en attends :
Faites-moi triompher de l'Envie et du Temps ;
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n'attentent,
Ennemis des Héros et de ceux qui les chantent.
Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu'ayant mille vertus vous n'avez nul défaut.
Toutes les célébrer serait oeuvre infinie ;
L'entreprise demande un plus vaste génie :
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer ?
Vous joignez à ces dons l'amour des beaux Ouvrages,
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages :
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu d'autres encor même,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des Dieux les possède, c'est vous ;
Je l'ose dans ces Vers soutenir devant tous.
Clio, sur son giron, à l'exemple d'Homère,
Vient de les retoucher, attentive à vous plaire :
On dit qu'elle et ses soeurs, par l'ordre d'Apollon,
Transportent dans Anet tout le sacré Vallon :
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Puissent-ils tout d'un coup élever leurs sourcils,
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis !

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

La Matrone d'Ephèse

S'il est un conte usé, commun et rebattu,
C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise.
- Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t'engage à cette entreprise ?
N'a-t-elle point déjà produit assez d'écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
- Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie.

Dans Ephèse, il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale,
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l'amour conjugale.
Il n'était bruit que d'elle et de sa chasteté :
On l'allait voir par rareté :
C'était l'honneur du sexe : heureuse sa patrie :
Chaque mère à sa bru l'alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie ;
D'elle descendent ceux de la prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l'aimait d'amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole ;
Il mourut, et son testament
N'était plein que de legs qui l'auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d'un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n'abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs ;
Bien qu'on sache qu'en ces malheurs
De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès :
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée.
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D'accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l'excessive amitié ;
(Ce mouvement aussi va jusqu'à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m'entends bien ; c'est-à-dire en un mot
N'ayant examiné qu'à demi ce complot,
Et jusques à l'effet courageuse et hardie.
L'esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s'entraimaient, et cette passion
Etait crue avec l'âge au coeur des deux femelles :
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D'une telle inclination.

Comme l'esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l'ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S'appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux :
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu'enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C'était là le seul aliment
Qu'elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu'entre d'autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d'ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses fréquents soupirs, que ses fréquents hélas,
Qu'un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n'omit rien,
Si la douleur doit s'exprimer si bien.
Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment,
Car il n'avait pour monument
Que le dessous d'une potence.
Pour exemple aux voleurs on l'avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d'autres voleurs, un parent, un ami
L'enlevaient, le soldat nonchalant, endormi,
Remplirait aussitôt sa place,
C'était trop de sévérité ;
Mais la publique utilité
Défendait que l'on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux, il y court, entend de loin la dame
Remplissant l'air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s'enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encore que le soldat fût mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c'est que la vie.
La dame cette fois eut de l'attention ;
Et déjà l'autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l'aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles :
Conclusion qu'il obtint d'elles
Une permission d'apporter son soupé ;
Ce qu'il fit ; et l'esclave eut le coeur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu :
Qu'importe à votre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l'aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d'habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d'en être regardée ?
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d'orner votre visage,
Je disais : hélas ! c'est dommage,
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
À ce discours flatteur la dame s'éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira
Deux traits de son carquois ; de l'un il entama
Le soldat jusqu'au vif ; l'autre effleura la dame :
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
Sorte d'amour ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu'elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,
Poison qui de l'amour est le premier degré ;
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu'elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait.
Il fait tant enfin qu'elle change ;
Et toujours par degrés, comme l'on peut penser :
De l'un à l'autre il fait cette femme passer ;
Je ne le trouve pas étrange.
Elle écoute un Amant, elle en fait un Mari ;
Le tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri.
Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D'enlever le dépôt commis aux soins du garde.
Il en entend le bruit ; il y court à grands pas ;
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras,
Ne sachant où trouver retraite.
L'Esclave alors lui dit le voyant éperdu :
L'on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j'y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n'y connaîtront rien.
La Dame y consentit. Ô volages femelles !
La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S'il en était d'assez fidèles,
Elles auraient assez d'appas.

Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
Et n'en déplaise au bon Pétrone,
Ce n'était pas un fait tellement merveilleux
Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux.
Cette veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire ;
Qu'au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ;
Car de mettre au patibulaire,
Le corps d'un mari tant aimé,
Ce n'était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l'autre ; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu'Empereur enterré.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Belphégor

Nouvelle tirée de Machiavel


Un jour Satan, Monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et Rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme :
Qui t'a jetée en l'éternelle flamme ?
L'une disait : hélas c'est mon mari ;
L'autre aussitôt répondait : c'est ma femme.
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu'enfin Satan dit en plein consistoire :
Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d'augmenter notre gloire.
Nous n'avons donc qu'à le vérifier.
Pour cet effet, il nous faut envoyer
Quelque démon plein d'art et de prudence ;
Qui non content d'observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience.
Le Prince ayant proposé sa sentence,
Le noir Sénat suivit tout d'une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l'examen jusqu'au bout.
Pour subvenir aux frais de l'entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu'en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d'affliction,
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu'il n'eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d'espace
Entre ce monde et l'éternelle nuit ;
Il n'en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s'établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens ;
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu'il ne devait consumer qu'en dix ans.
On s'étonnait d'une telle bombance.
Il tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés,
Soit pour le faste et la magnificence.
L'un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l'encensa ;
Car il est maître en l'art de flatterie.
Diable n'eut onc tant d'honneurs en sa vie.
Son coeur devint le but de tous les traits
Qu'amour lançait : il n'était point de belle
Qui n'employât ce qu'elle avait d'attraits
Pour le gagner, tant sauvage fût-elle :
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n'est la mode à gens de qui la main
Par les présents s'aplanit tout chemin.
C'est un ressort en tous desseins utile.
Je l'ai jà dit, et le redis encor ;
Je ne connais d'autre premier mobile
Dans l'Univers, que l'argent et que l'or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L'un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L'autre journal incontinent fut plein.
À Belphégor il ne restait enfin
Que d'éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors ;
Belle, et bien faite, et peu d'autres trésors ;
Noble d'ailleurs, mais d'un orgueil extrême ;
Et d'autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Père dit que Madame Honnesta,
C'était son nom, avait eu jusques là
Force partis ;
mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s'applique
À gagner celle où ses voeux s'adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux, festins, bien fort appetissaient,
Altéraient fort le fonds de l'ambassade.
Il n'y plaint rien, en use en grand Seigneur,
S'épuise en dons : l'autre se persuade
Qu'elle lui fait encor beaucoup d'honneur.
Conclusion, qu'après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le Notaire y passa :
Dont Belphégor se moquant en son âme :
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! Ces gens ont tout gâté.
Il eut raison : ôtez d'entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l'univers :
N'espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n'empêchent pas
Qu'avec l'hymen amour n'ait des débats.
C'est le coeur seul qui peut rendre tranquille.
Le coeur fait tout, le reste est inutile.
Qu'ainsi ne soit, voyons d'autres états.
Chez les amis tout s'excuse, tout passe ;
Chez les Amants tout plaît, tout est parfait ;
Chez les Epoux tout ennuie et tout lasse.
Le devoir nuit : chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n'est-il en nulles guises
D'heureux ménage ? Après mûr examen,
J'appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c'est assez raisonné :
Dès que chez lui le Diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu'est l'hymen avec un tel démon :
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d'une fois les voisins éveilla :
Plus d'une fois on courut à la noise :
Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle : un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse ?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse :
J'en ai regret et si je faisais bien
Il n'est pas sûr qu'Honnesta ne fit rien :
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux Epoux, à ce que dit l'histoire,
Sans disputer n'étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D'été, d'hiver, d'entre-temps, bref un monde
D'inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l'autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parenté de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père et la mère,
Et la grand'soeur avec le petit frère ;
De ses deniers mariant la grand'soeur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n'ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j'oubliais qu'il eut un intendant.
Un intendant ? Qu'est-ce que cette chose ?
Je définis cet être un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble ?
Tant qu'aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au Seigneur resterait :
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s'il arrivait qu'un jour
L'autre devînt l'Intendant à son tour,
Car regagnant ce qu'il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu'il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
À notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient : il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l'eau,
Trompé des uns, mal servi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu'à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d'esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l'âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
À Matheo, c'était le nom du Sire,
Sans tant tourner il dit ce qu'il était ;
Qu'un double mal chez lui le tourmentait,
Ses créanciers et sa femme encor pire :
Qu'il n'y savait remède que d'entrer
Au corps des gens, et de s'y remparer,
D'y tenir bon : irait-on là le prendre ?
Dame Honnesta viendrait-elle y prôner
Qu'elle a regret de se bien gouverner ?
Chose ennuyeuse et qu'il est las d'entendre.
Que de ces corps trois fois il sortirait
Sitôt que lui Matheo l'en prierait ;
Trois fois sans plus et ce pour récompense
De l'avoir mis à couvert des Sergens.
Tout aussitôt l'Ambassadeur commence
Avec grand bruit d'entrer au corps des gens.
Ce que le sien, ouvrage fantastique,
Devint alors, l'histoire n'en dit rien.
Son coup d'essai fut une fille unique
Où le galant se trouvait assez bien ;
Mais Matheo moyennant grosse somme
L'en fit sortir au premier mot qu'il dit.
C'était à Naples, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps : Matheo l'en bannit,
Le chasse encore : autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d'un corps femelle,
Remarquez bien, notre Diable sortit.
Le Roi de Naples avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d'Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
Il n'était bruit aux champs comme à la ville
Que d'un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d'abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car ces trois fois l'empêchaient d'espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse : il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il a beau dire ; on le force, on l'amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D'être pendu, d'être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l'heure même on vous met en présence
Notre Démon et son Conjurateur.
D'un tel combat le Prince est spectateur.
Chacun y court : n'est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D'un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d'autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L'esprit malin voyant sa contenance,
Riait sous cape, alléguait les trois fois ;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain : plus il est en alarmes,
Plus l'autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce Diable il n'avait nul crédit.
On vous le happe et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l'assistance,
Nécessité lui suggéra ce tour :
Il dit tout bas qu'on battît le tambour,
Ce qui fut fait ; de quoi l'esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda :
Pourquoi ce bruit ? coquin, qu'entends-je là ?
L'autre répond : C'est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va pour tout le monde
Cherchant l'époux que le Ciel lui donna.
Incontinent le Diable décampa,
S'enfuit au fond des enfers et conta
Tout le succès qu'avait eu son voyage :
Sire, dit-il, le noeud du mariage
Damne aussi dru qu'aucuns autres états.
Votre grandeur voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux que l'hymen fait de sa confrérie,
J'ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne :
Elle eut jadis un plus heureux destin ;
Mais comment tout se corrompt à la fin,
Plus beau fleuron n'est en votre couronne.
Satan le crut : il fut récompensé ;
Encore qu'il eût son retour avancé ;
Car qu'eût-il fait ? Ce n'était pas merveilles
Qu'ayant sans cesse un Diable à ses oreilles,
Toujours le même et toujours sur un ton,
Il fût contraint d'enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L'autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque Saint y durer.
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison ;
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l'hymen vous expose,
N'épousez point d'Honnesta s'il se peut ;
N'a pas pourtant une Honnesta qui veut.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Les Filles de Minée

Sujet tiré des Métamorphoses d'Ovide


Je chante dans ces vers les filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dès l'enfance adonnée,
Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout dieu veut aux humains se faire reconnaître :
On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,
Si dans les jours sacrés, autour de ses guérets,
Il ne marche en triomphe à l'honneur de Cérès.
La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle ;
Seules on vit trois soeurs condamner ce saint zèle.
Alcithoé, l'aînée, ayant pris ses fuseaux,
Dit aux autres : Quoi donc ! toujours les dieux nouveaux !
L'Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
Ni l'an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
Je ne dis rien des voeux dus aux travaux divers
De ce dieu qui purgea de monstres l'univers :
Mais à quoi sert Bacchus, qu'à causer des querelles ?
Affaiblir les plus sains ? enlaidir les plus belles ?
Souvent mener au Styx par de tristes chemins ?
Et nous irions chommer la peste des humains ?
Pour moi, j'ai résolu de poursuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
Ces mains n'en prendront point. Je suis encor d'avis
Que nous rendions le temps moins long par des récits :
Toutes trois, tour à tour, racontons quelque histoire.
Je pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
Du monarque des dieux les divers changements ;
Mais, comme chacun sait tous ces événements,
Disons ce que l'amour inspire à nos pareilles,
Non toutefois qu'il faille, en contant ses merveilles,
Accoutumer nos coeurs à goûter son poison ;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison :
Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent.
Alcithoé se tut, et ses soeurs applaudirent.
Après quelques moments, haussant un peu la voix :
Dans Thèbes, reprit-elle, on conte qu'autrefois
Deux jeunes coeurs s'aimaient d'une égale tendresse :
Pirame, c'est l'amant, eut Thisbé pour maîtresse.
Jamais couple ne fut si bien assorti qu'eux :
L'un bien fait, l'autre belle, agréables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s'aimèrent sans peine ;
D'autant plus tôt épris, qu'une invincible haine
Divisant leurs parents ces deux amants unit,
Et concourut aux traits dont l'Amour se servit.
Le hasard, non le choix, avait rendu voisines
Leurs maisons, où régnaient ces guerres intestines :
Ce fut un avantage à leurs désirs naissants.
Le cours en commença par des jeux innocents :
La première étincelle eut embrasé leur âme,
Qu'ils ignoraient encor ce que c'était que flamme.
Chacun favorisait leurs transports mutuels,
Mais c'était à l'insu de leurs parents cruels.
La défense est un charme : on dit qu'elle assaisonne
Les plaisirs, et surtout ceux que l'amour nous donne.
D'un des logis à l'autre, elle instruisit du moins
Nos amants à se dire avec signes leurs soins.
Ce léger réconfort ne les put satisfaire ;
Il fallut recourir à quelque autre mystère.
Un vieux mur entr'ouvert séparait leurs maisons ;
Le temps avait miné ses antiques cloisons :
Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause ;
Les paroles passaient, mais c'était peu de chose.
Se plaignant d'un tel sort, Pirame dit un jour :
Chère Thisbé, le Ciel veut qu'on s'aide en amour ;
Nous avons à nous voir une peine infinie :
Fuyons de nos parents l'injuste tyrannie.
J'en ai d'autres en Grèce ; ils se tiendront heureux
Que vous daignez chercher un asile chez eux ;
Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m'invite
À prendre le parti dont je vous sollicite.
C'est votre seul repos qui me le fait choisir,
Car je n'ose parler, hélas ! de mon désir.
Faut-il croire à votre sacrifice,
De crainte de vains bruits faut-il que je languisse ?
Ordonnez, j'y consens ; tout me semblera doux ;
Je vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.
- J'en pourrais dire autant, lui repartit l'Amante :
Votre amour étant pure, encor que véhémente,
Je vous suivrai partout ; notre commun repos
Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;
Tant que de ma vertu je serai satisfaite,
Je rirai des discours d'une langue indiscrète,
Et m'abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
Contente que je suis des soins de ma pudeur.

Jugez ce que sentit Pirame à ces paroles ,
Je n'en fais point ici de peintures frivoles :
Suppléez au peu d'art que le Ciel mit en moi ;
Vous-mêmes peignez-vous cet amant hors de soi.
Demain, dit-il, il faut sortir avant l'Aurore ;
N'attendez point les traits que son char fait éclore.
Trouvez-vous aux degrés du Terme de Cérès ;
Là, nous nous attendrons ; le rivage est tout près,
Une barque est au bord ; les rameurs, le vent même.
Tout pour notre départ montre une hâte extrême ;
L'augure en est heureux, notre sort va changer ;
Et les dieux sont pour nous, si je sais bien juger.
Thisbé consent à tout ; elle en donne pour gage
Deux baisers, par le mur arrêtés au passage,
Heureux mur ! tu devais servir mieux leur désir :
Ils n'obtinrent de toi qu'une ombre de plaisir.
Le lendemain, Thisbé sort, et prévient Pirame ;
L'impatience, hélas ! maîtresse de son âme,
La fait arriver seule et sans guide aux degrés.
L'ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D'un carnage récent sa gueule est toute teinte.
Thisbé fuit ; et son voile, emporté par les airs,
Source d'un sort cruel, tombe dans ces déserts.
La lionne le voit, le souille, le déchire ;
Et, l'ayant teint de sang, aux forêts se retire.
Thisbé s'était cachée en un buisson épais.
Pirame arrive, et voit ces vestiges tout frais :
Ô dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines ;
Il aperçoit le voile étendu dans ces plaines ;
Il se lève ; et le sang, joint aux traces des pas,
L'empêche de douter d'un funeste trépas.
Thisbé ! s'écria-t-il, Thisbé, je t'ai perdue !
Te voilà, par ma faute, aux Enfers descendue !
Je l'ai voulu : c'est moi qui suis le monstre affreux
Par qui tu t'en vas voir le séjour ténébreux :
Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres ;
Mais m'oserai-je à toi présenter chez les ombres ?
Jouis au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux de n'avoir qu'une mort à souffrir.
Il dit, et d'un poignard coupe aussitôt sa trame.
Thisbé vient ; Thisbé voit tomber son cher Pirame.
Que devint-elle aussi ? Tout lui manque à la fois,
Le sens et les esprits, aussi bien que la voix.
Elle revient enfin ; Clothon, pour l'amour d'elle,
Laisse à Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumière des cieux ;
Sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
Il voudrait lui parler, sa langue est retenue :
Il témoigne mourir content de l'avoir vue.
Thisbé prend le poignard ; et, découvrant son sein :
Je n'accuserai point, dit-elle, ton dessein,
Bien moins encor l'erreur de ton âme alarmée :
Ce serait t'accuser de m'avoir trop aimée.
Je ne t'aime pas moins : tu vas voir que mon coeur
N'a, non plus que le tien, mérité son malheur.
Cher Amant ! reçois donc ce triste sacrifice.
Sa main et le poignard font alors leur office ;
Elle tombe, et, tombant range ses vêtements :
Dernier trait de pudeur même aux derniers moments.
Les Nymphes d'alentour lui donnèrent des larmes,
Et du sang des Amants teignirent par des charmes
Le fruit d'un mûrier proche, et blanc jusqu'à ce jour,
Eternel monument d'un si parfait amour.
Cette histoire attendrit les filles de Minée.
L'une accusait l'Amant, l'autre la Destinée ;
Et toute d'une voix conclurent que nos coeurs
De cette passion devraient être vainqueurs :
Elle meurt quelquefois avant qu'être contente ;
L'est-elle, elle devient aussitôt languissante ;
Sans l'hymen on n'en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l'hymen est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,
Poison le plus cruel dont l'âme soit saisie :
Je n'en veux pour témoin que l'erreur de Procris.
Alcithoé ma soeur, attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a conté l'élite :
Celles que je vais dire ont aussi leur mérite.
J'accourcirai le temps, ainsi qu'elle, à mon tour.
Peu s'en faut que Phébus ne partage le jour ;
À ses rayons perçants opposons quelques voiles.
Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles :
Je veux que, sur la mienne, avant que d'être au soir,
Un progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
Cependant donnez-moi quelque heure de silence :
Ne vous rebutez point de mon peu d'éloquence ;
Souffrez-en les défauts, et songez seulement
Au fruit qu'on peut tirer de cet événement.

Céphale aimait Procris ; il était aimé d'elle :
Chacun se proposait leur hymen pour modèle.
Ce qu'Amour fait sentir de piquant et de doux
Comblait abondamment les voeux de ces Epoux.
Ils ne s'aimaient que trop ! leurs soins et leur tendresse
Approchaient des transports d'Amant et de Maîtresse.
Le Ciel même envia cette félicité :
Céphale eut à combattre une Divinité.
Il était jeune et beau ; l'Aurore en fut charmée,
N'étant pas à ces biens chez elle accoutumée.
Nos belles cacheraient un pareil sentiment :
Chez les Divinités on en use autrement.
Celle-ci déclara ses pensers à Céphale ;
Il eut beau lui parler de la foi conjugale :
Les jeunes Déités qui n'ont qu'un vieil Epoux
Ne se soumettent point à ces lois comme nous :
La Déesse enleva ce Héros si fidèle.
De modérer ces feux il pria l'Immortelle :
Elle le fit ; l'amour devint simple amitié.
Retournez, dit l'Aurore, avec votre moitié ;
Je ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne :
Recevez seulement ces marques de la mienne.
(C'était un javelot toujours sûr de ses coups.)
Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous
Fera le désespoir de votre âme charmée,
Et vous aurez regret de l'avoir tant aimée.
Tout oracle est douteux, et porte un double sens :
Celui-ci mit d'abord notre Epoux en suspens.
J'aurai regret aux voeux que j'ai formés pour elle !
Et comment ? n'est-ce point qu'elle m'est infidèle ?
Ah ! finissent mes jours plutôt que de le voir !
Eprouvons toutefois ce que peut son devoir.
Des Mages aussitôt consultant la science,
D'un feint adolescent il prend la ressemblance,
S'en va trouver Procris, élève jusqu'aux Cieux
Ses beautés, qu'il soutient être dignes des Dieux ;
Joint les pleurs aux soupirs, comme un Amant sait faire,
Et ne peut s'éclaircir par cet art ordinaire.
Il fallut recourir à ce qui porte coup,
Aux présents : il offrit, donna, promit beaucoup,
Promit tant, que Procris lui parut incertaine ;
Toute chose a son prix. Voilà Céphale en peine :
Il renonce aux cités, s'en va dans les forêts,
Conte aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets,
S'imagine en chassant dissiper son martyre.
C'était pendant ces mois où le chaud qu'on respire
Oblige d'implorer l'haleine des Zéphirs.
Doux Vents, s'écriait-il, prêtez-moi des soupirs !
Venez, légers Démons par qui nos champs fleurissent ;
Aure, fais-les venir ; je sais qu'ils t'obéissent :
Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer.
On l'entendit : on crut qu'il venait de nommer
Quelque objet de ses voeux, autre que son Epouse.
Elle en est avertie ; et la voilà jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis.
Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits !
Il aime donc cette Aure, et me quitte pour elle ?
- Nous vous plaignons ; il l'aime, et sans cesse il l'appelle :
Les échos de ces lieux n'ont plus d'autres emplois
Que celui d'enseigner le nom d'Aure à nos bois ;
Dans tous les environs le nom d'Aure résonne.
Profitez d'un avis qu'en passant on vous donne :
L'intérêt qu'on y prend est de vous obliger.
Elle en profite, hélas ! et ne fait qu'y songer.
Les Amants sont toujours de légère croyance.
S'ils pouvaient conserver un rayon de prudence,
(Je demande un grand point, la prudence en amours)
Ils seraient aux rapports insensibles et sourds ;
Notre Epouse ne fut l'une ni l'autre chose.
Elle se lève un jour ; et lorsque tout repose,
Que de l'aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au sommeil, hormis quelque chasseur,
Elle cherche Céphale : un bois l'offre à sa vue.
Il invoquait déjà cette Aure prétendue :
Viens me voir, disait-il, chère Déesse, accours !
Je n'en puis plus, je meurs ; fais que par ton secours
La peine que je sens se trouve soulagée.
L'épouse se prétend par ces mots outragée :
Elle croit y trouver, non le sens qu'ils cachaient,
Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient.
Ô triste jalousie ! ô passion amère !
Fille d'un fol amour, que l'erreur a pour mère !
Ce qu'on voit par tes yeux cause assez d'embarras
Sans voir encore par eux ce que l'on ne voit pas !
Procris s'était cachée en la même retraite
Qu'un fan de biche avait pour demeure secrète.
Il en sort ; et le bruit trompe aussitôt l'Epoux.
Céphale prend le dard toujours sûr de ses coups,
Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse :
Malheureux assassin d'une si chère Epouse !
Un cri lui fait d'abord soupçonner quelque erreur ;
Il accourt, voit sa faute ; et, tout plein de fureur,
Du même javelot il veut s'ôter la vie.
L'Aurore et les Destins arrêtent cette envie ;
Cet office lui fut plus cruel qu'indulgent :
L'infortuné Mari sans cesse s'affligeant
Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
Si la déesse enfin, pour terminer ses peines,
N'eût obtenu du Sort que l'on tranchât ses jours :
Triste fin d'un hymen bien divers en son cours !
Fuyons ce noeud, mes soeurs, je ne puis trop le dire :
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S'il ne nous est permis d'aimer que sous ses lois,
N'aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,
À revoir leur travail se montrent empressées.
Clymène, en un tissu riche, pénible et grand,
Avait presque achevé le fameux différend
D'entre le dieu des eaux et Pallas la savante.
On voyait en lointain une ville naissante ;
L'honneur de la nommer, entre eux deux contesté,
Dépendait du présent de chaque déité.
Neptune fit le sien d'un symbole de guerre :
Un coup de son trident fit sortir de la terre
Un animal fougueux, un Coursier plein d'ardeur :
Chacun de ce présent admirait la grandeur.
Minerve l'effaça, donnant à la contrée
L'Olivier, qui de paix est la marque assurée.
Elle emporta le prix, et nomma la cité :
Athènes offrit ses voeux à cette déité ;
Pour les lui présenter on choisit cent pucelles,
Toutes sachant broder, aussi sages que belles.
Les premières portaient force présents divers ;
Tout le reste entourait la déesse aux yeux pers ;
Avec un doux souris elle acceptait l'hommage.
Clymène ayant enfin reployé son ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son récit :

Rarement pour les pleurs mon talent réussit ;
Je suivrai toutefois la matière imposée.
Télamon pour Cloris avait l'âme embrasée,
Cloris pour Télamon brûlait de son côté.
La naissance, l'esprit, les grâces, la beauté,
Tout se trouvait en eux, hormis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes :
Ce sont les biens, c'est l'or, mérite universel.
Ces Amants, quoique épris d'un désir mutuel,
N'osaient au blond Hymen sacrifier encore,
Faute de ce métal que tout le monde adore.
Amour s'en passerait ; l'autre état ne le peut :
Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune Amant d'une autre erreur suivie.
Le Démon des Combats vint troubler l'Univers :
Un Pays contesté par des Peuples divers
Engagea Télamon dans un dur exercice ;
Il quitta pour un temps l'amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans douleur :
Il voulut mériter son estime et son coeur.
Pendant que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, et laisse à la belle
D'amples possessions et d'immenses trésors.
Il habitait les lieux où Mars régnait alors.
La belle s'y transporte ; et partout révérée,
Partout des deux partis Cloris considérée,
Voit de ses propres yeux les champs où Télamon
Venait de consacrer un trophée à son nom.
Lui de sa part accourt ; et, tout couvert de gloire,
Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de l'élément
Qui doit être évité de tout heureux amant.
Dès ce jour l'âge d'or les eût joints sans mystère ;
L'âge de fer en tout a coutume d'en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu'au sein de sa patrie, et de l'aveu des siens.
Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
Ils commettent aux flots cette douce espérance.
Zéphyre les suivait quand, presque en arrivant,
Un pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,
Télamon jusqu'au bout porte la résistance :
Après un long combat son parti fut défait,
Lui pris ; et ses efforts n'eurent pour tout effet
Qu'un esclavage indigne. O dieux ! qui l'eût pu croire ?
Le sort, sans respecter ni son sang ni sa gloire,
Ni son bonheur prochain, ni les voeux de Cloris,
Le fit être forçat aussitôt qu'il fut pris.

Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un célèbre Marchand l'achète du Corsaire :
Il l'emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,
Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.
L'Epouse du Marchand la voit avec tendresse.
Ils en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.
Chacun veut cet hymen : Cloris à leurs désirs
Répondait seulement par de profonds soupirs.
Damon, c'était ce fils, lui tient ce doux langage :
Vous soupirez toujours, toujours votre visage
Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu'avez-vous ? vos beaux yeux verraient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits et l'excès de ma flamme ?
Rien ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme :
Cloris, c'est moi qui suis l'esclave, et non pas vous.
Ces lieux, à votre gré, n'ont-ils rien d'assez doux ?
Parlez ; nous sommes prêts à changer de demeure :
Mes parents m'ont promis de partir tout à l'heure.
Regrettez-vous les biens que vous avez perdus ?
Tout le nôtre est à vous ; ne le dédaignez plus.
J'en sais qui l'agréeraient ; j'ai su plaire à plus d'une ;
Pour vous, vous méritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre, usez-en ; vous voyez
Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds.
Ainsi parle Damon ; et Cloris tout en larmes
Lui répond en ces mots, accompagnés de charmes :
Vos moindres qualités, et cet heureux séjour
Même aux filles des dieux donneraient de l'amour ;
Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Voit l'offre de ces biens d'une âme dédaigneuse.
Je sais quel est leur prix : mais de les accepter,
Je ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter ;
Ce qui me le défend, ce n'est point l'esclavage :
Si toujours la naissance éleva mon courage,
Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis ;
Je puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)
Qu'un autre a sur mon coeur conservé son empire.
Je chéris un Amant, ou mort, ou dans les fers ;
Je prétends le chérir encor dans les enfers.
Pourriez-vous estimer le coeur d'une inconstante ?
Je ne suis déjà plus aimable ni charmante ;
Cloris n'a plus ces traits que l'on trouvait si doux,
Et doublement esclave est indigne de vous.
Touché de ce discours, Damon prend congé d'elle.
Fuyons, dit-il en soi ; j'oublierai cette Belle :
Tout passe, et même un jour ses larmes passeront :
Voyons ce que l'absence et le temps produiront.
À ces mots il s'embarque ; et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers échappés,
Et sur le bord d'un bois à chasser occupés.
Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
Aux regards de Damon il se présente à peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait qu'à l'abord Damon admire son destin ;
Puis le plaint, puis l'emmène, et puis lui dit sa flamme.
D'une Esclave, dit-il, je n'ai pu toucher l'âme :
Elle chérit un mort ! Un mort ! ce qui n'est plus
L'emporte dans son coeur ! mes voeux sont superflus.
Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon dans son âme admire l'aventure,
Dissimule, et se laisse emmener au séjour
Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui n'était vile et commune.
On apprend leur retour et leur débarquement ;
Cloris, se présentant à l'un et l'autre Amant,
Reconnaît Télamon sous un faix qui l'accable.
Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;
Un oeil indifférent à le voir eût erré,
Tant la peine et l'amour l'avaient défiguré !
Le fardeau qu'il portait ne fut qu'un vain obstacle,
Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle :
Elle perd tous ses sens et de honte et d'amour
Télamon, d'autre part, tombe presque à son tour.
On demande à Cloris la cause de sa peine :
Elle la dit ; ce fut sans s'attirer de haine.
Son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des coeurs prévenus d'une juste amitié.
Damon dit que son zèle avait changé de face :
On le crut. Cependant, quoi qu'on dise et qu'on fasse,
D'un triomphe si doux l'honneur et le plaisir
Ne se perd qu'en laissant des restes de désir.
On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
À sceller de l'Hymen une union si belle ;
Et, par un sentiment à qui rien n'est égal,
Il pria ses parents de doter son rival :
Il l'obtint, renonçant dès lors à l'Hyménée.
Le soir étant venu de l'heureuse journée,
Les noces se faisaient à l'ombre d'un ormeau ;
L'enfant d'un voisin vit s'y percher un corbeau :
Il fait partir de l'arc une flèche maudite,
Perce les deux époux d'une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son Amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s'écrie, en voyant finir ses destinées :
Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années !
Dieux, qui l'avez voulu, ne suffisait-il pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas ?
En achevant ces mots, il acheva de vivre :
Son amour, non le coup, l'obligea de la suivre :
Blessé légèrement, il passa chez les morts :
Le Styx vit nos Epoux accourir sur ses bords.
Même accident finit leurs précieuses trames ;
Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
Que chacun d'eux devint statue et marbre dur :
Le couple infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette métamorphose :
On en doute. - On la croit plus que vous ne pensez,
Dit Climène ; et, cherchant dans les siècles passés
Quelque exemple d'amour et de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.
J'admirai, je plaignis ces Amants malheureux :
On les allait unir ; tout concourait pour eux ;
Ils touchaient au moment ; l'attente en était sûre :
Hélas ! il n'en est point de telle en la nature ;
Sur le point de jouir tout s'enfuit de nos mains :
Les Dieux se font un jeu de l'espoir des humains.
- Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;
Et nous avons passé tout ce temps en récits
Capables d'affliger les moins sombres esprits :
Effaçons, s'il se peut, leur image funeste.
Je prétends de ce jour mieux employer le reste,
Et dire un changement, non de corps, mais de coeur.
Le miracle en est grand ; Amour en fut l'auteur :
Il en fait tous les jours de diverse manière ;
Je changerai de style en changeant de matière.
Zoon plaisait aux yeux ; mais ce n'est pas assez :
Son peu d'esprit, son humeur sombre,
Rendaient ces talents mal placés.
Il fuyait les cités, il ne cherchait que l'ombre,
Vivait parmi les bois, concitoyen des ours.
Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
Nous avons condamné l'amour, m'allez-vous dire :
J'en blâme en nous l'excès ; mais je n'approuve pas
Qu'insensible aux plus doux appas
Jamais un homme ne soupire.
Hé quoi ! ce long repos est-il d'un si grand prix ?
Les morts sont donc heureux ? Ce n'est pas mon avis :
Je veux des passions ; et si l'état le pire
Est le néant, je ne sais point
De néant plus complet qu'un coeur froid à ce point.
Zoon n'aimant donc rien, ne s'aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, et le voilà frappé :
Voilà son coeur développé.
Amour, par son savoir suprême,
Ne l'eut pas fait amant, qu'il en fit un héros.
Zoon rend grâce au Dieu qui troublait son repos :
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
À la fin Iole s'éveille ;
Surprise et dans l'étonnement,
Elle veut fuir, mais son Amant
L'arrête, et lui tient ce langage :
Rare et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous ?
Je ne suis plus celui qu'on trouvait si sauvage :
C'est l'effet de vos traits, aussi puissants que doux ;
Ils m'ont l'âme et l'esprit et la raison donnée.
Souffrez que, vivant sous vos lois,
J'emploie à vous servir des biens que je vous dois.
Iole, à ce discours encor plus étonnée,
Rougit, et sans répondre elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses compagnes d'abord s'assemblent autour d'elle :
Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes soeurs, tout ce qu'il fit,
Ni ses soins pour plaire à la belle :
Leur hymen se conclut. Un Satrape voisin,
Le propre jour de cette fête,
Enlève à Zoon sa conquête :
On ne soupçonnait point qu'il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Poursuit le ravisseur, et le joint et l'engage
En un combat de main à main.
Iole en est le prix aussi bien que le juge.
Le Satrape, vaincu, trouve encor du refuge
En la bonté de son rival.
Hélas ! cette bonté lui devint inutile ;
Il mourut du regret de cet hymen fatal :
Aux plus infortunés la tombe sert d'asile.
Il prit pour héritière, en finissant ses jours,
Iole, qui mouilla de pleurs son mausolée.
Que sert-il d'être plaint quand l'âme est envolée ?
Ce satrape eût mieux fait d'oublier ses amours.
La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;
Et ses soeurs avouaient qu'un chemin à la gloire,
C'est l'amour : on fait tout pour se voir estimé ;
Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?
Quel charme de s'ouïr louer par une bouche
Qui même sans s'ouvrir nous enchante et nous touche
Ainsi disaient ces soeurs. Un orage soudain
Jette un secret remords dans leur profane sein.
Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortège :
Où sont, dit-il, ces soeurs à la main sacrilège ?
Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer son AEgide à ma juste fureur :
Rien ne m'empêchera de punir leur offense.
Voyez : et qu'on se rie après de ma puissance !
Il n'eut pas dit, qu'on vit trois monstres au plancher,
Ailés, noirs et velus, en un coin s'attacher.
On cherche les trois Soeurs ; on n'en voit nulle trace :
Leurs métiers sont brisés ; on élève en leur place
Une Chapelle au Dieu, père du vrai Nectar.
Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces Soeurs par elle protégées ;
Quand quelque dieu, voyant ses bontés négligées,
Nous fait sentir son ire, un autre n'y peut rien :
L'Olympe s'entretient en paix par ce moyen.
Profitons, s'il se peut, d'un si fameux exemple :
Chommons : c'est faire assez qu'aller de Temple en Temple
Rendre à chaque immortel les voeux qui lui sont dus :
Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus.

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII

Le Juge arbitre, l'Hospitalier ...

Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d'un même esprit, tendaient à même but.
Ils s'y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L'un, touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu'en apanage on voit aux Procès attachés
S'offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d'établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu'il est des Lois, l'Homme, pour ses péchés,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le Conciliateur crut qu'il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je le loue ; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les Malades d'alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l'exercice au pauvre Hospitalier ;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :
Il a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce sont ses amis ; il nous laisse.
Ces plaintes n'étaient rien au prix de l'embarras
Où se trouva réduit l'appointeur de débats :
Aucun n'était content ; la sentence arbitrale
À nul des deux ne convenait :
Jamais le Juge ne tenait
À leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l'Appointeur :
Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur :
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là, sous d'âpres rochers, près d'une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l'autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins ?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu'impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L'on ne le peut qu'aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l'eau : vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. - Comment nous verrions-nous ?
La vase est un épais nuage
Qu'aux effets du cristal nous venons d'opposer.
- Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru ; l'on suivit ce conseil salutaire.
Ce n'est pas qu'un emploi ne doive être souffert.
Puisqu'on plaide, et qu'on meurt, et qu'on devient malade,
Il faut des Médecins, il faut des Avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s'oublie en ces communs besoins.
Ô vous dont le Public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages :
Par où saurais-je mieux finir ?

— Jean de la Fontaine,
Les Fables XII
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