Éternels Éclairs


L’Ambition

Tu ne traîneras plus, rêveur mélancolique,
Deux talons paresseux sous un corps famélique :
Viens ! je t'offre une plume et le coin d'un bureau,
Rien ne te manquera ... - Qu'au front un numéro.

Non ! je n'écris jamais que mon coeur ne s'en mêle ;
J'honore dans la plume un souvenir de l'aile,
Je ne la puis toucher sans un frémissement ;
Elle me fait penser plus haut, plus librement.
Contre la gloire en vain qu'un stoïque déclame,
Je ne pourrai jamais terrasser dans mon âme,
En lisant Marc-Aurèle, Épictète ou Zénon,
Le rebelle désir d'éterniser mon nom.
Ah ! je voudrais l'inscrire en sculpture profonde
Sur la porte du Temps car où passe le monde,
Où chaque illustre main gravant un souvenir
Lègue au siècle nouveau celui qui va finir !
Je hais l'obscurité, je veux qu'on me renomme ;
Quiconque a son pareil, celui-là n'est pas homme :
Il porte encore au front la marque du troupeau.
Je n'ai ni dieu prêché, ni maître, ni drapeau,
Je n'ai point de patrie autre part qu'en mon rêve ;
Vos moeurs sont un niveau que mon dédain soulève,
Et, si je fais le bien, c'est une oeuvre de moi
Que je dois à mon coeur et non pas à la loi.
La médiocrité comme un affront me pèse :
C'est un étroit pourpoint où je vis mal à l'aise ;
Il me courbe les reins, je veux marcher debout,
Ma respiration le fait craquer partout !

- La foule est bien nombreuse, et bien courte la vie ;
La route que tu suis, bien d'autres l'ont suivie,
Et bien peu sont debout ; mesure tes rivaux !
Estime à leur génie, enfant, ce que tu vaux.
- Je les égalerai par l'âme ou par l'étude ;
La génuflexion n'est pas mon attitude,
Quand les regards sur moi ne tombent pas d'un dieu !

- L'avenir ait pitié de ton orgueil ! Adieu.

— Sully Prudhomme,
Stances Et Poèmes

Du même auteur

Les Poèmes de Sully Prudhomme de A à Z

Alphabet papillon: lettre l

}