Le conscrit
À la barrière de l’étoile,
Un saltimbanque malfaisant
Dressait dans sa baraque en toile
Un chien de six mois fort plaisant.
Ce caniche, qui faisait rire
Le public au seuil rassemblé,
Était en conscrit de l’empire
Misérablement affublé.
Coiffé d’un bonnet de police,
Il restait là, fusil au flanc,
Debout, les jambes au supplice
Dans un piteux pantalon blanc ;
Le dos sous sa guenille bleue,
Il tentait un regard vainqueur,
Mais l’anxiété de sa queue
Trahissait l’état de son coeur.
Quand, las de sa fausse posture,
Le pauvre petit chien savant
Retombait, selon la nature,
Sur ses deux pattes de devant,
Il recevait une âpre insulte
Avec un lâche coup de fouet
Mais, digne sous son poil inculte,
Sans crier il se secouait ;
Tandis qu’il étreignait son arme
Sous les horions sans broncher,
S’il se sentait poindre une larme,
Il s’efforçait de la lécher.
Ce qu’on trouvait surtout risible,
Et ce que j’admirais beaucoup,
C’est qu’il avait l’air plus sensible
Au reproche qu’au mauvais coup.
Son maître, pour sa part de lucre,
Lui posait sur le bout du nez
De vacillants morceaux de sucre,
Plus souvent promis que donnés.
Touché de voir dans ce novice
Tant de vrai zèle à si bas prix,
Quand, à la fin de son service,
Il rompit les rangs, je le pris.
Or, comme je tenais la bête
Par les oreilles, des deux mains,
L’élevant à hauteur de tête
Pour lire en ses yeux presque humains,
L’expression m’en parut double,
J’y sentais deux soucis jumeaux,
Comme dans l’histrion que trouble
L’obsession de ses vrais maux.
Un génie excédant sa taille
Me semblait étouffer en lui,
Et, du vieil habit de bataille,
Forcer le dérisoire étui.
Et j’eus l’illusion fantasque
Que, par les yeux de ce roquet,
Comme à travers les trous d’un masque,
Un regard d’homme m’invoquait ...
Cet étrange regard fut cause,
J’en fais aux esprits forts l’aveu,
Qu’ami de la métempsycose,
En ce moment j’y crus un peu.
Mais bientôt, raillant le prodige :
" Ce bonnet, ce frac suranné,
Serait-ce, pauvre chien, lui dis-je,
Une géhenne de damné ? "
Lors j’ouïs une voix pareille
À quelque soupir m’effleurant,
Qui semblait me dire à l’oreille :
" Oui, plains-moi, j’étais conquérant. "
Les vaines tendresses
Du même auteur
Les Poèmes de Sully Prudhomme de A à Z

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