Éternels Éclairs


Je me croyais poète

À Louis Bertrand.


Je me croyais poète et j'ai pu me méprendre,
D'autres ont fait la lyre et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
Qui le sait mieux que moi ?

Oui, je suis mal servi par des cordes nouvelles
Qui ne vibrent jamais au rythme de mon coeur ;
Mon rêve de sa lutte avec les mots rebelles
Ne sort jamais vainqueur !

Mais quoi ! le statuaire, au moment où l'argile
Refuse au sentiment le contour désiré,
Parce qu'il trouve alors une fange indocile
Est-il moins inspiré ?

Si mon dessein secret demeure obscur aux hommes
À cause de l'outil qui tremble dans ma main,
Dieu, qui sans interprète aperçoit qui nous sommes,
Juge l'oeuvre en mon sein.

Quand j'ai changé mon âme en un bruit pour l'oreille,
Les hommes ont-ils vu ma joie et ma douleur ?
Ils n'ont qu'un mot : l'amour, expression pareille
De mon trouble et du leur.

Heureux qui de son coeur voit l'image apparaître
Au flot d'un verbe pur comme en un ruisseau clair,
Et peut manifester comment frémit son être
En faisant frémir l'air !

Hélas ! À mes pensers le signe se dérobe,
Mon âme a plus d'élan que mon cri n'a d'essor,
Je sens que je suis riche, et ma sordide robe
Cache aux yeux mon trésor.

L'airain sans l'effigie est un bien illusoire,
Et j'en porte un lingot qu'il faudrait monnayer ;
J'ai de ce fort métal dont s'achète la gloire,
Et ne la puis payer.

La gloire ! oh ! surnager sur cette immense houle
Qui, dans son flux hautain noyant les noms obscurs,
Des brumes du passé se précipite et roule
Aux horizons futurs !

Voir mon oeuvre flotter sur cette mer humaine,
D'un bout du monde à l'autre et par delà ma mort,
Comme un fier pavillon que la vague ramène
Seul, mais vainqueur, au port !

Ce rêve ambitieux remplira ma jeunesse,
Mais, si l'air ne s'est point de ma vie animé,
Que dans un autre coeur mon poème renaisse,
Qu'il vibre et soit aimé !

— Sully Prudhomme,
Stances Et Poèmes

Du même auteur

Les Poèmes de Sully Prudhomme de A à Z

Alphabet papillon: lettre l

}