Le Gué
À Etienne Carjat.
Ils tombent épuisés ; la bataille était rude.
Près d'un fleuve, au hasard, sur le dos, sur le flanc,
Ils gisent, engourdis par tant de lassitude
Qu'ils sont bien, dans la boue et dans leur propre sang
Leurs grandes faux sont là, luisantes d'un feu rouge,
En plein midi. Le chef est un vieux paysan :
Il veille. Or il croit voir un pli du sol qui bouge ...
Les Russes ! Il tressaille et crie : « Allez-vous-en ! »
Il les pousse du pied : « Ho ! mes fils, qu'on se lève ! »
Et chacun, se dressant d'un effort fatigué,
Le corps plein de sommeil et l'esprit plein de rêve,
Tâte l'onde et s'y traîne à la faveur d'un gué.
De peur que derrière eux lei r trace découverte
N'indique leur passage au bourreau qui les suit,
Et qu'ainsi leur salut ne devienne leur perte,
Ils souffrent sans gémir et se hâtent sans bruit.
Hélas ! plus d'un s'affaisse et roule à la dérive,
Mais tous, même les morts, ont fui jusqu'au dernier.
Le chef, demeuré seul, songe à quitter la rive ...
C'est trop tard ! Une main le retient prisonnier.
Ô Vieux ! sais-tu si le fleuve est guéable où nous sommes ?
Misérable, réponds : vivre ou mourir, choisis.
- Il a bien douze pieds. - Voyons, » dirent ces hommes,
En le poussant à l'eau sous l'oeil noir des fusils.
L'eau ne lui va qu'aux reins, tant la terre est voisine,
Mais il se baisse un peu sous l'onde à chaque pas ;
Il plonge lentement jusques à la poitrine,
Car les pâles blessés vont lentement là-bas ...
La bouche close, il sent monter à son oreille
Un lugubre murmure, un murmure de flux ;
Le front blanc d'une écume à ses cheveux pareille,
Il est sur ses genoux. Rien ne surnage plus.
Du reste de son souffle il vit une seconde,
Et les fusils couchés se sont relevés droits :
Alors, ô foi sublime ! un bras qui sort de l'onde
Ébauche dans l'air vide un grand signe de croix.
J'admirais le soldat qui dans la mort s'élance
Fier, debout, plein du bruit des clairons éclatants !
De quelle race es-tu ? toi qui, seul, en silence,
Te baisses pour mourir et sais mourir longtemps !
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