Un rendez-vous
Dans ce nid furtif où nous sommes,
Ô ma chère âme, seuls tous deux,
Qu’il est bon d’oublier les hommes,
Si près d’eux !
Pour ralentir l’heure fuyante,
Pour la goûter, il ne faut pas
Une félicité bruyante ;
Parlons bas.
Craignons de la hâter d’un geste,
D’un mot, d’un souffle seulement,
D’en perdre, tant elle est céleste,
Un moment.
Afin de la sentir bien nôtre,
Afin de la bien ménager,
Serrons-nous tout près l’un de l’autre
Sans bouger ;
Sans même lever la paupière :
Imitons le chaste repos
De ces vieux châtelains de pierre
Aux yeux clos,
Dont les corps sur les mausolées,
Immobiles et tout vêtus,
Loin de leurs âmes envolées
Se sont tus ;
Dans une alliance plus haute
Que les terrestres unions,
Gravement comme eux côte à côte,
Sommeillons.
Car nous n’en sommes plus aux fièvres
D’un jeune amour qui peut finir ;
Nos coeurs n’ont plus besoin des lèvres
Pour s’unir,
Ni des paroles solennelles
Pour changer leur culte en devoir,
Ni du mirage des prunelles
Pour se voir.
Ne me fais plus jurer que j’aime,
Ne me fais plus dire comment ;
Goûtons la félicité même
Sans serment.
Savourons, dans ce que nous disent
Silencieusement nos pleurs,
Les tendresses qui divinisent
Les douleurs !
Chère, en cette ineffable trêve
Le désir enchanté s’endort ;
On rêve à l’amour comme on rêve
À la mort
On croit sentir la fin du monde ;
L’univers semble chavirer
D’une chute douce et profonde,
Et sombrer ...
L’âme de ses fardeaux s’allège
Par la fuite immense de tout ;
La mémoire comme une neige
Se dissout.
Toute la vie ardente et triste
Semble anéantie à l’entour,
Plus rien pour nous, plus rien n’existe
Que l’amour.
Aimons en paix : il fait nuit noire,
La lueur blême du flambeau
Expire ... nous pouvons nous croire
Au tombeau.
Laissons-nous dans les mers funèbres,
Comme après le dernier soupir,
Abîmer, et par leurs ténèbres
Assoupir ...
Nous sommes sous la terre ensemble
Depuis très longtemps, n’est-ce pas ?
Écoute en haut le sol qui tremble
Sous les pas.
Regarde au loin comme un vol sombre
De corbeaux, vers le nord chassé,
Disparaître les nuits sans nombre
Du passé,
Et comme une immense nuée
De cigognes (mais sans retours !)
Fuir la blancheur diminuée
Des vieux jours ...
Hors de la sphère ensoleillée
Dont nous subîmes les rigueurs,
Quelle étrange et douce veillée
Font nos coeurs ?
Je ne sais plus quelle aventure
Nous a jadis éteint les yeux,
Depuis quand notre extase dure,
En quels cieux.
Les choses de la vie ancienne
Ont fui ma mémoire à jamais,
Mais du plus loin qu’il me souvienne
Je t’aimais ...
Par quel bienfaiteur fut dressée
Cette couche ? Et par quel hymen
Fut pour toujours ta main laissée
Dans ma main ?
Mais qu’importe ! ô mon amoureuse,
Dormons dans nos légers linceuls,
Pour l’éternité bienheureuse
Enfin seuls !
Les vaines tendresses
Du même auteur
Les Poèmes de Sully Prudhomme de A à Z

- À Alfred de Musset
- À Auguste Brachet
- À Douarnenez en Bretagne
- À Joseph de Laborde
- À Kant
- À Madame A. G. de B.
- À Ronsard
- À Théophile Gautier
- À l’Océan
- À la Nuit
- À la petite Suzanne D
- À l’hirondelle
- À ma soeur
- À un Trappiste
- À un désespéré
- À une belle enfant
- Abdication
- Au Bal de l’Opéra
- Au bord de l’eau
- Au désir
- Au jour le jour
- Au prodigue
- Aux amis inconnus
- Aux conscrits
- Aux poètes futurs
- Aux tuileries

- L'alphabet
- L'amour maternelle
- L'automne
- L'étranger
- L’Abîme
- L’Ambition
- L’Âme
- L’Amérique
- L’Art
- L’Art sauveur
- L’Axe du monde
- L’Épée
- L’Escalier de l’Ara Coeli
- L’Habitude
- L’Idéal
- L’Imagination
- L’Inspiration
- L’Océan
- L’Ombre
- La Chanson de l’Air
- La Confession
- La Falaise
- La Femme
- La Folle
- La Forme
- La Grande Ourse
- La Joie
- La Lutte
- La Lutte
- La Malade
- La Mémoire
- La Néréide
- La Note
- La Parole
- La Patrie
- La Pescheria
- La Place Navone
- La Place Saint-Jean-de-Latran
- La Poésie
- La Pointe du Raz
- La Prière
- La Puberté
- La Roue
- La Terre et l’Enfant
- La Trace humaine
- La Vie de loin
- La Voie Appienne
- La beauté
- La bouture
- La chanson des métiers
- La colombe et le lis
- La coupe
- La grande allée
- La grande chartreuse
- La laide
- La lyre et les doigts
- La mer
- La pensée
- La reine du bal
- La valse
- La vertu
- La vieillesse
- La voie lactée
- La volupté
- L’agonie
- L’art et l’amour
- L’art trahi
- Le Colisée
- Le Doute
- Le Fer
- Le Galop
- Le Gué
- Le Joug
- Le Jour et la Nuit
- Le Lever du soleil
- Le Lion
- Le Long du quai
- Le Monde à nu
- Le Passé
- Le Rendez-vous
- Le Travail
- Le Vase brisé
- Le Vent
- Le conscrit
- Le cygne
- Le dernier adieu
- Le lit de Procuste
- Le meilleur moment des amours
- Le missel
- Le Monde des Âmes
- Le nom
- Le peuple s’amuse
- Le premier deuil
- Le réveil
- Le rire
- Le signe
- Le temps perdu
- Le vase et l’oiseau
- Le vers ne nous vient pas
- Le volubilis
- L’épousée
- Les Adieux
- Les Ailes
- Les Berceaux
- Les Blessures
- Les Chaînes
- Les Danaïdes
- Les Deux vertiges
- Les Dieux
- Les Fleurs
- Les Marbres
- Les Oiseaux
- Les Ouvriers
- Les Téméraires
- Les Transtévérines
- Les Vénus
- Les Voluptés
- Les Yeux
- Les amours terrestres
- Les caresses
- Les deux chutes
- Les fils
- Les infidèles
- Les serres et les bois
- Les stalactites
- Les vieilles maisons
- Les villages sont pleins
- Les voici
- L’étoile au coeur
- L’indifférence
- L’obstacle
- L’une d’elles