L’Art
À Gaston Paris.
PROLOGUE
Que je puisse à mon gré peupler un panthéon
Des plus grands immortels nés de la race humaine !
J'aime la grâce attique et la force romaine,
Je porterai Lucrèce à droite de Platon.
Ces hommes, l'âme haute et la tête baissée,
Scrutent d'un oeil puissant deux infinis divers :
Lucrèce dans l'atome abîme l'univers,
Platon dans l'idéal abîme la pensée.
Mais je veux assigner au marbre de Hegel,
Dans mon temple étoile, la coupole profonde ;
Hegel a mesuré la croissance du monde
De son germe inquiet à son type éternel.
Désormais, fatigué d'interroger les choses,
L'esprit ferme les yeux et dit : Je concevrai.
Il n'est plus le miroir, mais l'artisan du vrai,
Il procède, et son pas marque le pas des causes ;
De tous les changements il suit l'ordre et le flux
Dans la chaîne et le cours de ses propres idées,
Il y voit a leurs fins les essences guidées
S'échapper du néant pour ne s'arrêter plus.
Ainsi que la Babel, effrayante spirale
Qui d'assise en assise a conquis l'horizon,
Pour élargir sans fin le ciel de sa prison
Il dresse obstinément sa logique fatale ;
Jalouse aussi de Dieu, cette orgueilleuse tour
Enfonce sans effroi son large pied dans l'ombre,
Puis au faîte hardi de ses marches sans nombre
S'épanouit enfin dans la beauté du jour !
I. L'IDÉAL
Contemplons de là-haut l'universelle vie,
Et, spectateurs de l'être, évoquons les vieux jours :
La terre impétueuse à sa route asservie,
Vapeur confuse, énorme, aux palpitants contours ;
Chaque atome irrité de ses secrètes chaînes ;
Des esprits échappés les mutuels assauts ;
Le pêle-mêle ardent des amours et des haines,
Dans un tonnerre immense aux lumineux sursauts.
L'ordre insensiblement sort de l'antique lutte ;
Une eau lourde et sans bords roule de noirs glaçons,
Le porphyre s'assied, les sables font leur chute,
Un air sombre et rapide ébauche les saisons.
La ligne harmonieuse annonce la pensée :
Salut à la beauté dans le premier cristal !
Avec le rocher brut à peine commencée,
La forme s'accomplit de l'herbe à l'animal ;
Et voici l'homme enfin ! La Nature s'apaise,
Elle a pour cette fête achevé ses apprêts ;
Du cratère qui brûle à la bouche qui baise
Elle a fait l'étonnant et douloureux progrès.
Et nous ne savons pas si le peuple des sphères
Ne nous prépare point d'indicibles printemps ;
Si, dans l'immensité, de vives atmosphères
N'attendent point en nous leurs premiers habitants.
Vous nous le promettez, ô filles de la terre,
Vos yeux parlent assez d'un voyage infini !
Ce monde inférieur, loin d'errer solitaire,
À des mondes plus beaux est sûrement uni :
Il l'est par le soleil, il l'est par son poids même,
Il attire le ciel, il en est attiré ;
Sirius embrasé me regarde, et je l'aime !
Attends un jour ! je meurs ! la vie est un degré :
J'étais aux premiers temps, car j'ai ma part de l'être,
Si l'être est éternel, j'en suis contemporain ;
Mais j'étais comme on dort, sans jouir ni connaître,
Et mon réveil fut lent ; puis, obscur pèlerin,
J'ai gravi vers l'azur et je m'y porte encore,
Et pour d'autres objets j'espère un sens nouveau ;
J'accomplis ton vieux rêve, ô sage Pythagore,
De climats en climats j'allège mon manteau ;
Et quand l'air sera bon je jetterai le voile,
Je serai libre enfin, libre en un corps parfait,
Parvenu du chaos à la suprême étoile,
Dans la joie et l'horreur du pas que j'aurai fait !
Telle est la loi du monde. Une vertu l'obsède
Et l'emporte à son but ; chaque enfant de la nuit,
Laissant plus bas que soi l'échelon qui précède,
Lève plus haut son front vers l'échelon qui suit.
Lucrèce mêle en vain les éléments nubiles,
Il n'en fera jaillir ni le bien ni le mal ;
Platon, l'adorateur des types immobiles,
Ne sent pas aspirer la vie à l'idéal.
Non ! l'idéal n'est point une immuable idole
Assise dans l'ennui des stériles sommets ;
Il n'est pas le ciel mort, mais l'aigle qui s'envole,
Poursuit sa propre force et ne l'atteint jamais ;
Qui, destructeur zélé de sa coque de pierre,
Formé dans un chaos de ronce et de granit,
Se jette éperdument dans la haute lumière
En secouant la cendre et le sommeil du nid !
II. L'ART
Si le monde en travail incessamment s'achève
Et pousse au but qu'il sait la meute des hasards,
Ce qu'on voit n'est qu'ébauche, et le vrai, c'est le rêve
C'est le monde réel, mais fini par les arts.
Sa beauté de demain, l'artiste la devine,
Pans la scorie épaisse il a pressenti l'or,
Et, plus impatient que la force divine,
Son génie a créé ce qu'elle essaye encor.
S'il n'avait rien conçu d'une plus grande vie,
Ô Vénus de Milo, pourrions-nous t'admirer ?
Il a devancé l'heure où tu dois respirer
Pour des amants parfaits sur la terre accomplie.
Dans le marbre pesant qui n'a pas de regard
Il t'a donné la forme, avant que la Nature
Ait su de ta beauté tisser la fleur future
Promise au seul baiser de ceux qui naîtront tard.
Quand ceux-là fouilleront nos villes ruinées,
S'ils trouvent cette pierre étonnante, ils diront :
« Comment l'homme a-t-il vu de si loin sous son front
Les femmes d'aujourd'hui qui lors n'étaient pas nées ? »
C'est que le front de l'homme est fait pour contenir
Du mobile univers la figure et l'histoire,
Et, si les traits des morts vivent par la mémoire,
L'espoir prête la forme à la race à venir.
Oh ! la forme ! bienfait que l'âme ingrate oublie ;
Fermons les sens, quel vide et quel exil affreux !
L'âme ne peut s'unir à l'âme que par eux,
Chacune languirait proche et loin d'une amie.
Jamais nous ne pensons que le jour est un bien :
L'aveugle seul comprend que la lumière est bonne,
Que sans un rayon d'elle on ne connaît personne,
Que sans un rayon d'elle on ne possède rien ;
Celui qu'un invincible et lourd silence isole
Ne voit rire et passer que des spectres muets ;
Nos lèvres ont pour lui d'illisibles secrets,
Il n'entend pas chanter le coeur dans la parole.
L'âme a sa gamme intime et les sens ont la leur :
L'artiste sait toucher ces deux daviers ensemble
Et, par l'émotion du nerf profond qui tremble,
Exprime et fait vibrer la joie ou la douleur.
Seule, la volupté n'est qu'un trouble qui charme ;
Mais l'art l'enchaîne au coeur par un chaste unisson,
Et soudain la couleur, le contour et le son
Font éclore un sourire ou perler une larme.
Vénus, la fronde impie, en cassant tes deux bras,
Nous enseigna du moins comment il faut qu'on t'aime,
Et comment, pour sentir ta divinité même,
L'homme doit oublier que tu l'embrasseras.
III
Heureux qui les surprend, ces justes harmonies
Où vivent la pensée et la forme à la fois !
Heureux qui sait donner, en les tenant unies,
Ces deux ailes de l'art aux oeuvres de ses doigts !
C'est pour avoir brisé ce concours salutaire,
Épousé la matière ou l'idéal tout seul,
Que l'art trouve sa tombe en étreignant la terre
Ou change par le froid sa tunique en linceul.
Notre idéal veut vivre, il lui faut la lumière,
La chaleur et le sang, il bat du pied le sol ;
Mais, en la revêtant, il donne à la matière
Des plis majestueux que soulève son vol !
Quand sur les pieds étroits d'un vers lâche et sans flamme
Se traîne une grossière ou vaine passion,
Sentez-vous pas gronder au meilleur de votre âme
La colère du bien dans l'indignation ?
Caprices vils ou creux ! le goût se lève et crie
Contre des sentiments où plus rien n'est humain.
Dis-nous, ô Cicéron, père de la patrie,
Que le beau c'est l'honnête en langage romain !
Toi, Phidias, dont l'oeil chérit l'hymen sublime
De la pierre sans tache avec l'infini bleu,
Et de qui, par instinct, le goût céleste imprime
À des frontons païens la face du vrai Dieu ;
Et toi qui, le premier, célébras les batailles,
L'antique démêlé d'Ulysse avec les Bots,
L'amitié gémissante autour des funérailles,
Et des ressentiments où tremblent des sanglots,
Vous tous, prodiguez-nous les leçons et l'exemple
Vous, les forts, dont l'esprit veut reposer toujours
Sur le couronnement solide et pur du temple,
Sur l'aile du poème ou le flot du discours !
Enseignez-nous encor le secret de vos lyres,
De vos mâles ciseau, dont la naïveté
Nous fait toucher le vrai jusque dans leurs délires
Et jusque dans les dieux sentir l'humanité.
Transportez-nous encore où le bonheur commence,
Au seuil des paradis que nous promet la mort :
La foi dans l'idéal est la sainte démence
Qui fait de l'oeuvre humaine un vertueux effort,
Elle est le goût suprême, et toute fantaisie
Se condamne à périr en lui faisant affront.
Le beau reste dans l'art ce qu'il est dans la vie !
À défaut des vieillards les jeunes le diront.
Ils chercheront du moins. Leur fierté répudie
Du doute irréfléchi le désespoir aisé ;
Ils sentent que le rire est une comédie,
Que la mélancolie est un cercueil usé ;
Le rêve dégoûté commence à leur déplaire,
L'action sans la foi ne les satisfait pas ;
Ils savent repousser d'un front chaste et colère
Ces deuils voluptueux des vaincus sans combats !
Ils traversent la terre et sa boue et ses ombres
D'un pied désormais sûr et d'un oeil familier ;
Du passé paternel ils foulent les décombres
Comme une poudre sainte au sol de l'atelier.
Quand de bons forgerons dans une forge noire
Fredonnent en lançant le marteau sur le fer,
Le passant qui les voit s'étonne ; il ne peut croire
Qu'on puisse vivre un jour dans ce cruel enfer.
Mais eux, avec l'entrain de la force qui crée,
Affrontent la fumée et le four éclatant.
Le travail fait les coeurs ; cette douleur sacrée
Donne un si mâle espoir qu'on la souffre en chantant !