Éternels Éclairs


Hérodiade

I Ouverture
II Scène
III Cantique de Saint Jean



I) Ouverture ancienne d'Hérodiade



La nourrice (incantation) :

Abolie, et son aile affreuse dans les larmes
Du bassin, aboli, qui mire les alarmes,
Des ors nus fustigeant l'espace cramoisi,
Une Aurore a, plumage héraldique, choisi
Notre tour cinéraire et sacrificatrice,
Lourde tombe qu'a fuie un bel oiseau, caprice
Solitaire d'aurore au vain plumage noir ...
Ah ! des pays déchus et tristes le manoir !
Pas de clapotement ! L'eau morne se résigne,
Que ne visite plus la plume ni le cygne
Inoubliable : l'eau reflète l'abandon
De l'automne éteignant en elle son brandon :
Du cygne quand parmi le pâle mausolée
Où la plume plongea la tête, désolée
Par le diamant pur de quelque étoile, mais
Antérieure, qui ne scintilla jamais.
Crime ! bûcher ! aurore ancienne ! supplice !
Pourpre d'un ciel ! Etang de la pourpre complice !
Et sur les incarnats, grand ouvert, ce vitrail.

La chambre singulière en un cadre, attirail
De siècle belliqueux, orfèvrerie éteinte,
A le neigeux jadis pour ancienne teinte,
Et sur sa tapisserie, au lustre nacré, plis
Inutiles avec les yeux ensevelis
De sibylles offrant leur ongle vieil aux Mages.
Une d'elles, avec un passé de ramages
Sur ma robe blanchie en l'ivoire fermé
Au ciel d'oiseaux parmi l'argent noir parsemé,
Semble, de vols partir costumée et fantôme,
Un arôme qui porte, ô roses ! un arôme,
Loin du lit vide qu'un cierge soufflé cachait,
Un arôme d'ors froids rôdant sur le sachet,
Une touffe de fleurs parjures à la lune
(A la cire expirée encor s'effeuille l'une),
De qui le long regret et les tiges de qui
Trempent en un seul verre à l'éclat alangui.
Une Aurore traînait ses ailes dans les larmes !

Ombre magicienne aux symboliques charmes !
Une voix, du passé longue évocation,
Est-ce la mienne prête à l'incantation ?
Encore dans les plis jaunes de la pensée
Traînant, antique, ainsi qu'une étoile encensée
Sur un confus amas d'ostensoirs refroidis,
Par les trous anciens et par les plis roidis
Percés selon le rythme et les dentelles pures
Du suaire laissant par ses belles guipures
Désespérée monter le vieil éclat voilé
S'élève ! (ô quel lointain en ces appels celé !)
Le vieil éclat voilé du vermeil insolite,
De la voix languissant, nulle, sans acolyte,
Jettera-t-il son or par dernières splendeurs,
Elle, encore, l'antienne aux versets demandeurs,
À l'heure d'agonie et de luttes funèbres !
Et, force du silence et des noires ténèbres
Tout rentre également en l'ancien passé,
Fatidique, vaincu, monotone, lassé,
Comme l'eau des bassins anciens se résigne.

Elle a chanté, parfois incohérente, signe
Lamentable !
Le lit aux pages de vélin,
Tel, inutile et si claustral, n'est pas le lin !
Qui des rêves par plis n'a plus le cher grimoire,
Ni le dais sépulcral à la déserte moire,
Le parfum des cheveux endormis. L'avait-il ?
Froide enfant, de garder en son plaisir subtil
Au matin grelottant de fleurs, ses promenades,
Et quand le soir méchant a coupé les grenades !
Le croissant, oui le seul est au cadran de fer
De l'horloge, pour poids suspendant Lucifer,
Toujours blessé, toujours une nouvelle heurée,
Par la clepsydre à la goutte obscure pleurée,
Que, délaissée, elle erre, et sur son ombre pas
Un ange accompagnant son indicible pas !
Il ne sait pas cela le roi qui salarie,
Depuis longtemps la gorge ancienne est tarie.
Son père ne sait pas cela, ni le glacier
Farouche reflétant de ses armes l'acier,
Quand sur un tas gisant de cadavres sans coffre
Odorant de résine, énigmatique, il offre
Ses trompettes d'argent obscur aux vieux sapins !
Reviendra-t-il un jour des pays cisalpins !
Assez tôt ? Car tout est présage et mauvais rêve !
À l'ongle qui parmi le vitrage s'élève
Selon le souvenir des trompettes, le vieux
Ciel brûle, et change un doigt en un cierge envieux.
Et bientôt sa rougeur de triste crépuscule
Pénétrera du corps la cire qui recule !
De crépuscule, non, mais de rouge lever,
Lever du jour dernier qui vient tout achever,
Si triste se débat, que l'on ne sait plus l'heure
La rougeur de ce temps prophétique qui pleure
Sur l'enfant, exilée en son coeur précieux
Comme un cygne cachant en sa plume ses yeux,
Comme les mit le vieux cygne en sa plume, allée
De la plume détresse, en l'éternelle allée
De ses espoirs, pour voir les diamants élus
D'une étoile mourante, et qui ne brille plus.




II Scène



La Nourrice :

Tu vis ! ou vois-je ici l'ombre d'une princesse ?
À mes lèvres tes doigts et leurs bagues et cesse
De marcher dans un âge ignoré ...


Hérodiade :

Reculez.
Le blond torrent de mes cheveux immaculés
Quand il baigne mon corps solitaire le glace
D'horreur, et mes cheveux que la lumière enlace
Sont immortels. Ô femme, un baiser me tûrait
Si la beauté n'était la mort ...

Par quel attrait
Menée et quel matin oublié des prophètes
Verse, sur les lointains mourants, ses tristes fêtes,
Le sais-je ? tu m'as vue, ô nourrice d'hiver,
Sous la lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves
Entrer, et je marchais, fatale, les mains sauves,
Dans le parfum désert de ses anciens rois :
Mais encore as-tu-vu quels furent mes effrois ?
Je m'arrête rêvant aux exils, et j'effeuille,
Comme près d'un bassin dont le jet d'eau m'accueille
Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu'épris
De suivre du regard les languides débris
Descendre, à travers ma rêverie, en silence,
Les lions, de ma robe écartent l'indolence
Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.
Calme, toi, les frissons de ta sénile chair,
Viens et ma chevelure imitant les manières
Trop farouches qui font votre peur des crinières,
Aide-moi, puisqu'ainsi tu n'oses plus me voir,
À me peigner nonchalamment dans un miroir.


La Nourrice :

Sinon la myrrhe gaie en ses bouteilles closes,
De l'essence ravie aux vieillesses de roses,
Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu
Funèbre ?


Hérodiade :

Laisse-là ces parfums ! ne sais-tu
Que je les hais, nourrice, et veux-tu que je sente
Leur ivresse noyer ma tête languissante ?
Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs
À répandre l'oubli des humaines douleurs
Mais de l'or, à jamais vierge des aromates,
Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates,
Observent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases depuis ma solitaire enfance.


La Nourrice :

Pardon ! l'âge effaçait, reine, votre défense
De mon esprit pâli comme un vieux livre ou noir ...


Hérodiade :

Assez ! Tiens devant moi ce miroir. Ô miroir !
Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant les heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J'ai de mon rêve épars connu la nudité !
Nourrice, suis-je belle ?


La Nourrice :

Un astre, en vérité
Mais cette tresse tombe ...


Hérodiade :

Arrête dans ton crime
Qui refroidit mon sang vers sa source, et réprime
Ce geste, impiété fameuse : ah ! conte-moi
Quel sûr démon te jette en le sinistre émoi,
Ce baiser, ces parfums offerts et, le dirai-je ?
Ô mon coeur, cette main encore sacrilège,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour ...
Ô jour qu'Hérodiade avec effroi regarde !


La Nourrice :

Temps bizarre, en effet, de quoi le ciel vous garde !
Vous errez, ombre seule et nouvelle fureur,
Et regardant en vous précoce avec terreur ;
Mais toujours adorable autant qu'une immortelle,
Ô mon enfant, et belle affreusement, et telle
Que ...


Hérodiade :

Mais n'allais-tu pas me toucher ?


La Nourrice :

... J'aimerais
Etre à qui le Destin réserve vos secrets.


Hérodiade :

Oh ! tais-toi !


La Nourrice :

Viendra-t-il parfois ?


Hérodiade :

Étoiles pures,
N'entendez pas !


La Nourrice :

Comment, sinon parmi d'obscures
Épouvantes, songer plus implacable encor
Et comme suppliant le dieu que le trésor
De votre grâce attend ! et pour qui, dévorée
D'angoisse, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être ?


Hérodiade :

Pour moi.


La Nourrice :

Triste fleur qui croît seule et n'a pas d'autre émoi
Que son ombre dans l'eau vue avec atonie.


Hérodiade :

Va, garde ta pitié comme ton ironie.


La Nourrice :

Toutefois expliquez : oh ! non, naïve enfant,
Décroîtra, quelque jour, ce dédain triomphant ...


Hérodiade :

Mais qui me toucherait, des lions respectée ?
Du reste, je ne veux rien d'humain et, sculptée,
Si tu me vois les yeux perdus au paradis,
C'est quand je me souviens de ton lait bu jadis.


La Nourrice :

Victime lamentable à son destin offerte !


Hérodiade :

Oui, c'est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !
Vous le savez, jardins d'améthyste, enfouis
Sans fin dans vos savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d'une terre première,
Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale et sa massive allure !
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d'un mortel ! selon qui, des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d'été,
Vers lui nativement la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d'étoile,
Je meurs !

J'aime l'horreur d'être vierge et je veux
Vivre parmi l'effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté
Nuit blanches de glaçons et de neige cruelle !

Et ta soeur solitaire, ô ma soeur éternelle
Mon rêve montera vers toi : telle déjà,
Rare limpidité d'un coeur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie
Et tout, autour de moi, vit dans l'idolâtrie
D'un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant ...
Ô charme dernier, oui ! je le sens, je suis seule.


La Nourrice :

Madame, allez-vous donc mourir ?


Hérodiade :

Non, pauvre aïeule,
Sois calme et, t'éloignant, pardonne à ce coeur dur,
Mais avant, si tu veux, clos les volets, l'azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi, le bel azur !

Des ondes
Se bercent et, là-bas, sais-tu pas un pays
Où le sinistre ciel ait les regards haïs
De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage :
J'y partirais.

Allume encore, enfantillage
Dis-tu, ces flambeaux où la cire au feu léger
Pleure parmi l'or vain quelque pleur étranger
Et ...


La Nourrice :

Maintenant ?


Hérodiade :

Adieu.
Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres.
J'attends une chose inconnue
Ou peut-être, ignorant le mystère et vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris
D'une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.




III CANTIQUE DE SAINT JEAN



Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
Incandescent

Je sens comme aux vertèbres
S'éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
À l'unisson

Et ma tête surgie
Solitaire vigie
Dans les vols triomphaux
De cette faux

Comme rupture franche
Plutôt refoule ou tranche
Les anciens désaccords
Avec le corps

Qu'elle de jeûnes ivre
S'opiniâtre à suivre
En quelque bond hagard
Son pur regard

Là-haut où la froidure
Éternelle n'endure
Que vous le surpassiez
Tous ô glaciers

Mais selon un baptême
Illuminée au même
Principe qui m'élut
Penche un salut.

— Stéphane Mallarmé,
Oeuvres Poétiques I

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