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Biographie de Gérard de Nerval (1808-1855)
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Gérard de Nerval
Gérard de Nerval
Le Florilège de Poèmes

Gérard de Nerval - Le résumé de sa vie

Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval : Poète français né à Paris le 22 mai 1808 et mort dans la même ville le 26 janvier 1855. Fils d’un docteur qui avait servi dans la grande armée et fait notamment la campagne de Russie, et qu’il ne voulut d’ailleurs jamais reconnaître pour père, car il se prétendait fils de Napoléon Ier, il fut élevé à la diable mais suivit néanmoins quelques classes au collège Charlemagne. Il débuta dans la littérature par une traduction du Faust de Goethe qui plut fort à l’auteur. Puis il entra au Mercure de France, réussit à faire jouer une comédie : Tartufe chez Molière, et présenta vainement à l’Odéon une autre comédie : Le Prince des Sots et un drame à panache, Charles VI. Il se remit alors aux traductions. Vers 1830, il s’éprit follement de la fameuse Jenny Colon qui ne fit que rire de sa passion. Très malheureux, il voyage en Italie et dissipe en peu de temps une petite fortune provenant de sa mère et qu’il avait recueillie à sa majorité. Il ne parvient pas à oublier Jenny dont la mort le plongea dans le désespoir le plus violent. Il courut l’Italie, l’Allemagne, la Hollande et poussa jusqu’en Orient. Dès 1841, il est atteint d’accès de folie. Soigné par le docteur Blanche, il revint à la raison et, pendant dix ans, il continua d’écrire des livres dignes des meilleurs esprits et dans les journaux et les revues, notamment dans La Presse où il rédigea avec Théophile Gautier le feuilleton dramatique, des articles extrêmement remarquables. Le 26 janvier 1855, à six heures du matin, on découvrit son corps pendu aux barreaux d’une grille qui fermait un égout dans une rue infecte, débouchant sur la place du Châtelet, la rue de la Vieille-Lanterne, qui a disparu depuis. Ses amis voulurent croire qu’il avait été assassiné par des rôdeurs, car ses habitudes vagabondes l’entraînaient dans les pires bouges, mais il est plus que probable qu’il s’est suicidé. Il vivait depuis longtemps dans une sorte de rêverie qui lui procurait les sensations les plus extraordinaires. Peut-être s’en est-il éveillé par cette froide nuit de janvier ou, par la bise, il avait longtemps erré à la recherche d’un asile et, échouant à la porte d’une maison borgne, a-t-il préféré la mort à ce qu’il appelait l’horrible réalité. On peut citer comme une des choses les plus poignantes qui soient la lettre qu’il adressait à un fonctionnaire de l’Instruction publique pour lui dire que 300 fr. lui suffiraient parfaitement pour passer l’hiver. On lui fit à Notre-Dame des funérailles décentes, et deux de ses amis, Théophile Gautier et Arsène Houssaye, lui achetèrent par la suite une concession au cimetière du Père-Lachaise.

Biographie de La grande encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Présentée par Stéphen Moysan.



Portrait de Gérard de Nerval par Théophile Gautier

« Les morts vont vite par le frais ! » dit Bürger dans sa ballade de Lenore, si bien traduite par Gérard de Nerval ; mais ils ne vont pas tellement vite, les morts aimés, qu’on ne se souvienne longtemps de leur passage à l’horizon, où, sur la lune large et ronde, se dessinait fantastiquement leur fugitive silhouette noire.

Voilà bientôt douze ans que, par un triste matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille-Lanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, devant la grille d’un égout, sur les marches d’un escalier où sautillait lugubrement un corbeau familier qui semblait croasser, comme le corbeau d’Edgar Poe : Never, oh ! never more ! Ce corps, c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’enfance et de collège, notre collaborateur à La Presse et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle visqueuse dans l’arrière chambre de la Morgue. Nous étions aussi pâle que le cadavre, et, au simple souvenir de cette entrevue funèbre, le frisson nous court encore sur la peau.

Le pic des démolisseurs a fait justice de cet endroit infâme qui appelait l’assassinat et le suicide. La rue de la Vieille-Lanterne n’existe plus que dans le dessin de Gustave Doré et la lithographie de Célestin Nanteuil, noir chef-d’œuvre qui ferait dire : « L’horrible est beau » ; mais la perte douloureuse est restée dans toutes les mémoires, et nul n’a oublié ce bon Gérard, comme chacun le nommait, qui n’a causé d’autre chagrin à ses amis que celui de sa mort. Un immense cortège suivit le cercueil de la Morgue à Notre-Dame - car l’Église ne refusa pas ses prières à cette belle âme inconsciente qui avait changé le rêve de la vie pour le rêve de l’éternité - et de Notre-Dame au cimetière du Père-Lachaise, où une fosse l’attendait non loin de celle de Balzac, et que recouvrit une large dalle de granit portant son nom pour épitaphe. Hélas ! beaucoup de ceux qui marchaient derrière le corbillard ont fait le même voyage funèbre et ne sont pas redescendus vers la ville ; mais ceux qui restent pensent souvent à cette triste journée ; plus d’un sent qu’il lui manque quelque chose, éprouve un vague ennui dont il ne se rend pas compte, et se promène mélancoliquement sur le boulevard, auquel il ne trouve plus son ancien charme, et souffre comme si une ancienne blessure se rouvrait ; c’est l’absence de Gérard qui fait cela. Sa mort a causé un vide qui n’est pas comblé encore.

On était si bien accoutumé à le voir apparaître dans une courte visite, familier et sauvage comme une hirondelle qui se pose un instant et reprend son vol après un petit cri joyeux ! On le suivait avec tant de plaisir dans ses courses vagabondes d’un bout de la ville à l’autre pour profiter de sa conversation charmante, car demeurer en place était pour lui un supplice ! Son esprit ailé entraînait son corps, qui semblait raser la terre. On eût dit qu’il voltigeait au-dessus de la réalité, soutenu par son rêve.

Nous l’avions connu à Charlemagne, déjà célèbre sur les bancs du collège comme auteur des Élégies nationales, qui promettaient, disaient les professeurs, un émule à Casimir Delavigne, la grande gloire du moment. C’était alors un jeune homme doux et modeste, rougissant comme une jeune fille, se dérobant volontiers à la curiosité admirative de ses condisciples, tout fiers d’avoir un camarade imprimé et dont on parlait dans les journaux. Il avait le visage d’un blanc rosé, animé d’yeux gris où l’esprit mettait son étincelle dans une douceur inaltérable. Son front, que laissaient voir très haut de jolis cheveux blonds d’une finesse extrême et pareils à une fumée d’or, était d’une admirable coupe, poli comme de l’ivoire et brillant comme de la porcelaine. Jamais voûte mieux arrondie, plus noble et plus vaste ne fut préparée par la nature pour la pensée humaine ; et cependant les idées y bourdonnèrent si nombreuses, tant de connaissances et de systèmes s’y logèrent, tant de théologies, de philosophies et d’esthétiques y prirent place, que ce panthéon devint un capharnaüm et que la coupole se fêla. Le nez était fin, de forme légèrement aquiline, la bouche gracieuse avec la lèvre inférieure un peu épaisse, signe de bonté ; le menton bien accusé et frappé d’une fossette. Tel le représente, mais plus viril déjà, un médaillon de Jean Duseigneur - on disait alors : Jehan Duseigneur - daté de 1831. Ce médaillon, devenu très rare, est le seul portrait de Gérard à cette époque que nous connaissions. Il était habituellement vêtu d’une sorte de redingote d’étoffe noire brillante, aux vastes poches, où, comme le Schaunard de La Vie de Bohème, il enfouissait une bibliothèque de bouquins récoltés ça et là, cinq ou six carnets de notes et tout un monde de petits papiers sur lesquels il écrivait d’une écriture fine et serrée les idées qu’il prenait au vol pendant ses longues promenades. Qu’on nous pardonne ces détails ; ils commencent à être rares, ceux qui ont vu Gérard tout jeune et avant la révolution de Juillet, et nous fixons, nous qui allons bientôt partir à notre tour, ces traits d’un ami disparu que la génération actuelle n’a pas connu sous cet aspect.

Gérard, comme toute la jeunesse du temps, se rattacha au grand mouvement romantique qui agitait alors la littérature. Il en était certes par le fond et la nouveauté des idées, par un certain germanisme intellectuel puisé dans la familiarité de Goethe et de Schiller, d’Uhland et de Tieck, qu’il lisait en la langue originale ; mais il était, pour la forme, un disciple du XVIII ième siècle. Lorsque chacun cherchait les tournures excentriques et les couleurs violentes et se fût volontiers peint de vert et de rouge comme un Ioway partant pour la guerre, des plumes d’aigle sur la tête, des colliers de griffes d’ours au bas du col, des scalps, ou plutôt des perruques de classiques à la ceinture, pour avoir l’air plus étrange et plus formidable, lui se plaisait dans les gammes tendres, les pâleurs délicates et les gris de perle chers à l’école française de l’autre siècle. S’il admirait Hugo, il aimait Béranger ; il était ce qu’on appelait alors libéral et, de plus, impérialiste, deux nuances qui se fondaient dans une commune haine des Bourbons. Cette opinion chez lui se comprenait, car il était fils d’un ancien chirurgien major des armées napoléoniennes. Ce culte de l’empereur n’était cependant pas aveugle, car, dans une de ses odes, Gérard reproche au grand capitaine

« D’avoir répudié deux épouses sublimes :
Joséphine et la Liberté ! »

Cette préoccupation politique ne l’empêchait pas de marcher avec l’école dont la devise était : « La liberté dans l’art », et d’être un chef de bande menant une escouade aux représentations d’Hernani. Il installait ses hommes, applaudissait consciencieusement et se retirait pour aller présenter ses devoirs à son père, qui se couchait à neuf heures, déférence filiale dont il ne se départit jamais, même plus tard, lorsqu’on joua ses propres pièces.

Sa traduction de Faust lui avait valu, du demi-dieu de Weymar (sic), une lettre qu’il gardait précieusement et qui contenait ces mots : « Je ne me suis jamais mieux compris qu’en vous lisant. » Ce n’était pas là une vaine formule complimenteuse. Le style de Gérard était une lampe qui apportait la lumière dans les ténèbres de la pensée et du mot. Avec lui, l’allemand, sans rien perdre de sa couleur ni de sa profondeur, devenait français par la clarté.

C’est aux années qui suivirent immédiatement 1830 qu’il faut reporter les plus anciennes de ces petites pièces de vers charmantes qu’on a recueillies plus tard dans La Bohème galante, où l’odelette se marie au lied, et Ronsard à Uhland, dans une proportion exquise. Tout le monde, du moins parmi les lettrés, sait par cœur ces mignons chefs-d’œuvre qui ne dépassent guère une douzaine de vers d’un sentiment si tendre, d’une forme si discrète et si sobre, mais par malheur peu nombreux. Si la première manière du poëte avait été féconde et relativement facile, la seconde, bien supérieure, le fut beaucoup moins. Il semblerait que la muse un peu timide de Gérard fût effrayée, tout en les admirant, des grands coups d’aile et du fracas de rimes du lyrisme romantique. On peut supposer que là n’était pas son secret idéal, et qu’il eût préféré une poésie plus naïve et plus simple, moins artiste en un mot, et se rapprochant des légendes ou des chansons populaires, qu’il recherchait déjà dans ses promenades à pied à travers les campagnes et dont il a recueilli quelques-unes. Il aurait au besoin admis l’assonance pour alléger la rime trop lourde à l’oreille, selon lui, à cause de cette monotonie ennuyeuse reprochée souvent à la versification française. Ces idées, que Gérard ne mit pas en pratique, étaient aussi celles de Gozlan, qui fit dans L’Europe littéraire une sorte de poésie assonante sur un coucou de village avec son cadran verni, son oiseau battant des ailes et ses poids suspendus qui tentent la patte des chats.

Puisque maintenant on recherche les moindres pages de Gérard, et qu’on essaye de lui créer toute une série d’œuvres posthumes qu’il renierait assurément - car ce charmant paresseux, qui fit dans sa vie une si large part à la fantaisie, au rêve et au loisir, ne voudrait pas avoir tant travaillé après sa mort -, il ne serait pas hors de propos d’indiquer, d’après nos souvenirs, des œuvres plus réelles et plus authentiques qui semblent perdues ou ignorées, car nous ne les avons vues reproduites nulle part : une comédie en un acte, en vers, où figuraient Molière et sa servante Laforêt ; un mystère ou diablerie en vers de huit pieds, Le Prince des sots, dont nous avions fait le prologue et qui en avait pour acteurs principaux Satan et un ange jouant ensemble des âmes aux dés ; un drame en prose, Nicolas Flamel, dont quelques scènes, se passant sur la tour Saint-Jacques, ont été insérées dans Le Mercure de l’époque ; plus, un autre drame en vers, La Dame de Carouge, en collaboration avec nous-même, qui était basé sur cette idée d’un esclave sarrasin ramené des croisades et introduisant dans le donjon féodal les passions farouches de l’Orient. La Dame de Carouge ne fut pas jouée, et ce que le manuscrit est devenu, nous l’ignorons. Gérard le trimballa longtemps dans ses poches, où tout entrait, mais d’où rien ne sortait, comme ce tiroir du diable où Goethe serrait ses vers et qui garda si longtemps le Second Faust. Notre Sarrasin Hafiz était le précurseur d’Yaqoub, mais il ne lui fut pas donné de montrer aux feux de la rampe sa figure teintée de jus de réglisse comme celle d’Othello.

Dès cette époque, Gérard commençait à rouler dans son esprit deux grands drames, l’un moderne, philosophique, l’autre oriental, biblique et social. Le personnage principal du drame moderne était un médecin ambitieux qui dans son art trouvait de terribles ressources pour arriver à ses fins. C’était une sorte de Borgia en habit noir et en cravate blanche, et, en outre, un assassin scientifique comme Eugène Aram, qui sacrifiait des victimes à l’éclaircissement de quelque point obscur de son art. Il avait aimé, étant pauvre, une femme qui l’avait repoussé, et, à la scène de séparation, résolu à devenir riche, il lui disait cette phrase restée dans notre mémoire : « Cet or, comment vous le faut-il ? Taché de sang ou taché de boue ? » Cette pièce, pleine de scènes remarquables, a-t-elle jamais été finie ? Nous n’en connaissons que des fragments et le scénario que nous raconta Gérard, qui essayait volontiers ses idées dans la causerie, et, pour cet usage, on peut dire qu’il ne regardait pas beaucoup au choix de l’auditeur. Il parlait devant le premier venu, comme il eût fait devant Victor Hugo, Sainte-Beuve ou Balzac. Il éprouvait le besoin d’ébaucher sa pensée avant de l’écrire, et d’en faire l’épreuve sur un être quelconque, même in anima vili.

Le second drame était La Reine de Saba. On ne saurait imaginer ce que Gérard lut de livres, prit de notes et de renseignements pour cette pièce. La Bible, le Talmud, Sanchoniathon, Bérose, Hermès, George le Syncelle, toute la bibliothèque orientale de d’Herbelot y passèrent ; tout fut consulté, jusqu’à l’histoire des soixante-dix rois préadamites et à la biographie de la dive Lilith, première femme d’Adam, pour bien prendre la couleur locale du sujet. Tout ce que les poëtes persans ont raconté de Hudhad, l’oiseau merveilleux, Gérard le savait, et nous ne serions pas surpris qu’il eût entendu le langage de la huppe. Le Sir-Hasirim lui donnait le ton pour les scènes d’amour, et, afin de ne pas être pris au dépourvu quand il faudrait exprimer les magnificences du palais et du trône de Salomon, de la parure et du cortège de la reine de Saba venant d’Ophir, le pays de l’or et des perles, il avait dressé un catalogue de toutes les pierres précieuses fantastiques et réelles, depuis l’escarboucle du Giamschid jusqu’à l’azerodrach dont les bohémiennes se font des colliers. Ce qu’il avait entassé de notes et apporté de matériaux pour bâtir son monument était vraiment prodigieux. La Reine de Saba ne fit pas un heureux voyage et se perdit dans le désert avec sa suite bizarrement chamarrée d’or. Écrite d’abord en prose, elle tenta un instant Meyerbeer, que venait de révéler, sous sa forme nouvelle, l’éclatant succès de Robert le Diable, et qui voyait avec raison dans ce sujet la matière d’un magnifique opéra. La collaboration de Meyerbeer n’était pas à dédaigner, et Gérard se mit, non sans pousser plus d’un soupir, à tailler son drame en scénario. L’illustre compositeur parut ravi, demanda quelques modifications, quelques retouches, garda l’ouvrage plusieurs années, souriant toujours aux visites de Gérard avec cette exquise urbanité qui le caractérisait ; mais, selon son habitude d’éternelle hésitation, il ne fit rien. Au fond, il n’avait confiance qu’en M. Scribe et ses livrets. La pauvre Balkis, ainsi retenue, se fanait tristement dans l’ombre et la poussière d’un carton. Gérard l’en tira, arrangea les scènes en chapitres et en fit un roman qui parut, si nous ne nous trompons, dans Le National. Plus tard, il reprit cette légende et l’inséra sous forme de récit dans Les Nuits du Ramazan. Ainsi finit la caravane de la reine Balkis, cette vision d’Orient qui préoccupa Gérard autant que le jeune charpentier de La Fée aux miettes, et finit par l’amener comme lui dans la maison des lunatiques. Mais, moins heureux que l’ami de la Fée aux miettes, Gérard ne trouva pas la mandragore qui chante, et un vaisseau à la poupe dorée, aux huit mâts gréés de voiles de pourpre et de cordages de soie, ne vint pas le prendre chez le docteur Blanche pour le mener vers la mystérieuse Ophir, où l’attendait la belle reine, objet de son amour.

Malgré tous ces travaux, Gérard n’était pas connu hors du cercle littéraire où on l’estimait à sa juste valeur ; car, malgré l’envie dont on les accuse, les virtuoses de chaque art apprécient très bien la force respective de leurs confrères et les mettent à leur vraie place. À une époque où chacun aurait voulu marcher dans les rues précédé par les clairons de la Renommée, sur un char d’or à quatre chevaux blancs, pour mieux attirer les regards de la foule, Gérard cherchait l’ombre avec le soin que les autres mettaient à chercher la lumière. Nature choisie et délicate, talent fin et discret, il aimait à s’envelopper de mystère. Les journaux les moins lus étaient ceux qu’il préférait pour y insérer des articles signés d’initiales imaginaires ou de pseudonymes bientôt renouvelés, dès que l’imagination charmante et le style pur et limpide de ces travaux en avaient trahi l’auteur aux yeux attentifs. Comme Henri Beyle, mais sans aucune ironie, Gérard semblait prendre plaisir à s’absenter de lui-même, à disparaître de son œuvre, à dérouter le lecteur. Que d’efforts il a faits pour rester inconnu ! Fritz Aloysius Block lui ont servi tour à tour de masque, et pourtant il lui fallut plus tard accepter la réputation qu’il fuyait. Dissimuler plus longtemps eût été de l’affectation.

Cette conduite n’était nullement, nous pouvons l’affirmer, le résultat d’un calcul pour irriter la curiosité, c’était l’inspiration d’une conscience rare, d’un extrême respect de l’art. Quelque soin qu’il mît à ses travaux, il les trouvait encore trop imparfaits, trop éloignés de l’idéal ; et les marquer d’un cachet particulier lui eût semblé une vanité puérile.

Nous habitions alors impasse du Doyenné. Camille Rogier avait un appartement assez vaste, dans une vieille maison tout près d’une église en ruine, dont un reste de voûte faisait un assez bel effet au clair de lune, et dont les fenêtres donnaient sur des terrains vagues encombrés de pierres de taille entre lesquelles verdissaient les orties, et que la galerie du Louvre baignait de son ombre froide. Arsène Houssaye et Gérard demeuraient avec Camille et faisaient ménage commun. Nous occupions tout seul, dans la même rue, un petit logement où nous ne rentrions guère que la nuit ; car nous passions les journées avec les camarades dans le grand salon de Rogier, vaste pièce aux boiseries tarabiscotées et ornées de rocaille, aux glaces d’un cristal louche surmontées d’impostes, aux étroites fenêtres vitrées de petits carreaux à la mode de l’autre siècle. Comme une ombre des marquises d’autrefois errait dans ce logis fantastique, avec un œil de poudre sur ses blonds cheveux et une rose-pompon à la main, cette jolie et délicate Cidalise, pastel sans cadre que devait effacer, au sortir du bal, un aigre souffle de bise. - Ce fut dans cet appartement qu’eut lieu cette fête où, selon le conseil de Gérard, les rafraîchissements furent remplacés par des fresques barbouillées sur les vieilles boiseries grises, au grand effroi du propriétaire, qui considérait les peintures comme des taches. Corot, Adolphe Leleux, Célestin Nanteuil, Camille Rogier, Lorentz, Théodore Chassériau, alors bien jeunes, exercèrent leurs brosses et improvisèrent des fantaisies charmantes.

Rogier, qui dessinait de très fines illustrations pour les Contes d’Hoffmann, et gagnait assez d’argent pour s’acheter des bottes à l’écuyère et des habits de velours nacarat, sur lesquels s’étalait sa magnifique barbe rousse, objet de notre envie, ayant à faire des dessins pour Les Milles et une Nuits, partit en Orient, où il resta, et devint directeur des postes à Beyrouth. réduite à trois, l’association se transporta rue Saint-Germain-des-Prés. Nous faisions notre cuisine nous-mêmes. Arsène Houssaye excellait dans la panade ; nous, dans la confection du macaroni. Gérard allait, avec l’aplomb le plus majestueux, chercher de la galantine, des saucisses ou des côtelettes de porc frais aux cornichons chez le charcutier voisin, car on s’imagine bien que notre livrée n’était pas nombreuse. Nous vivions ainsi de la façon la plus amicale, et ce sont les plus belles années de notre vie. Gérard, qui dormait très peu, lisait fort avant dans la nuit, et il avait trouvé un singulier mode d’éclairage : il posait en équilibre sur sa tête un de ces larges chandeliers de cuivre qu’on appelle martinet, et la lueur se projetait sur les pages ouvertes ; mais quelquefois le sommeil le gagnait et le chandelier tombait, au risque de mettre le feu au lit. Michel-Ange et Girodet peignaient nocturnement de la sorte avec des bougies sur la tête, comme les Turcs du Bourgeois gentilhomme.

Ce fut à peu près vers cette époque qu’on nous confia le feuilleton dramatique de La Presse, avec Gérard pour collaborateur. Nous signions G.-G. par imitation du J. J. des Débats ; mais nous ne pesions pas à nous deux la monnaie de celui qu’on nommait déjà le prince des critiques. On trouverait sous cette double signature, facilement reconnaissables, les morceaux qui appartiennent en propre à Gérard. Nous étions d’humeur fort vagabonde, et chacun de nous venait tourner la meule du journal lorsque l’autre, emporté par son instinct voyageur, parcourait l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie ou l’Afrique. Fraternelle alternative que Gérard comparait à celle des Dioscures, dont l’un paraît quand l’autre s’en va. Hélas ! il est parti pour ne plus revenir.

Mais bientôt ce travail à heure fixe, bien qu’allégé par la collaboration et de nombreuses vacances, lui devint insupportable, et nous dûmes continuer seul la fastidieuse besogne d’analyser les vaudevilles et les mélodrames.

On s’est attendri fort mal à propos sur la misère de Gérard, et l’on a voulu y voir une des causes de sa triste fin. Les journaux lui furent toujours ouverts et chaque article qu’il présentait à un directeur était le bienvenu. Les ressources que l’époque offrait aux écrivains étaient à sa disposition, et sa connaissance de l’allemand, lorsqu’il n’était pas en train d’inventer, lui fournissait un facile moyen de travail. Il était juste aussi riche ou, si l’on veut, aussi pauvre que nous. Il fit même, vers ce temps-là, un petit héritage d’une quarantaine de mille francs qui dora les commencements de sa carrière, et lui permit l’accomplissement de quelque fantaisie, par exemple la fondation d’un journal, Le Monde théâtral, dont le but était de faire valoir une actrice dans laquelle il croyait avoir trouvé la réalisation de son idéal. Au reste, l’argent était son moindre souci. Jamais l’amour de l’or, qui cause aujourd’hui tant de fièvres malsaines, ne troubla cette âme pure et vraiment antique. La richesse lui semblait un embarras, et, comme Diogène voyant un jeune berger puiser de l’eau dans sa main, il eût volontiers rejeté sa coupe inutile. Mais ne croyez pas, d’après cela, à un bohème, à un cynique ; personne n’eut des manières plus polies, un ton meilleur, un langage plus réservé, et ne se montra plus parfait gentleman. Seulement, les louis lui causaient une sorte de malaise et semblaient lui brûler les mains ; il ne redevenait tranquille qu’à la dernière pièce de cinq francs.

Nous avons tout à l’heure touché en passant un point délicat de la vie de Gérard sur lequel, malgré son amitié pour nous, il ne s’expliqua jamais formellement ; car c’était une âme discrète et pudique, rougissant comme Psyché, et, à la moindre approche de l’Amour, se renfermant sous ses voiles. Nous voulons parler de sa passion pour une cantatrice célèbre alors dont nous tairons le nom, puisque son adorateur ne l’a jamais écrit. Cette passion très réelle a passé pour chimérique. Beaucoup d’entre nous en ont douté, car Gérard était un étrange amoureux. Nous l’avions parfois doucement raillé sur ses caprices soudains à l’endroit de femmes aperçues de loin et dont il évitait même de se rapprocher, pour ne pas détruire son illusion, disait-il. Le reproche lui était resté sur le cœur, et, dans son Voyage en Orient, il semble y répondre par ces lignes, auxquelles sa fin douloureuse prête une signification sinistre :

« J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poëtes, pour tout ce qui, selon eux, agite l’imagination plus que le cœur : et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d’intelligence. Ah ! Je crois être amoureux ? Ah ! Je crois être malade, n’est-ce pas ? Mais, si je crois l’être, je le suis. »

Lorsque cette passion l’envahit soudainement et s’empara pour jamais de son âme, de son intelligence et de sa volonté, car « le coup de foudre » dont on a fait tant de railleries est un effet de l’amour plus fréquent qu’on ne le pense, Gérard de Nerval, franchissant en idée toutes les phases intermédiaires d’une liaison qui n’était même pas commencée, car il n’avait pas encore adressé la parole à l’objet de sa flamme, regarda son désir comme accompli déjà et se mit à chercher dans les magasins de bric-à-brac un lit magnifique et digne de ces amours imaginaires ; il en trouva un du temps de la renaissance portant dans ses sculptures vraies ou fausses la salamandre de François 1er, qu’il fit restaurer à grands frais et monter sur une estrade que devait recouvrir un splendide tapis. Ce lit monumental, qui embarrassait beaucoup la vie nomade de Gérard, resta longtemps chez nous, car nous possédions seul une chambre assez vaste pour qu’il pût y tenir. Nous devions nous éclipser au moment solennel ; mais la divinité pour laquelle ce temple avait été bâti n’y descendit jamais. Balzac admirait beaucoup cet élan sublime d’imagination qui supprimait la réalité et arrivait droit à sa chimère sans tenir compte du temps ni des obstacles. Ce n’était pas chez Gérard fatuité, certitude du triomphe, confiance outrée en ses moyens de séduction ; personne ne fut plus humble, plus timide, moins ravi de soi-même ; c’était la force de projection du rêve, cette puissance de créer hors du temps et du possible, une vision presque palpable, pour ainsi dire, et qui devait fatalement aboutir à l’hallucination maladive.

En ces jours d’excentricité littéraire, parmi les originalités, les paroxysmes et les outrances volontaires ou involontaires, il était bien difficile de paraître extravagant ; toute folie semblait plausible, et le plus sage d’entre nous eût paru digne des Petites-Maisons. Le plaisir de contrarier les philistins nous poussait, comme les étudiants allemands, à des bizarreries concertées du goût le plus douteux. Il y avait longtemps, sans doute, que l’équilibre mental était dérangé chez Gérard avant qu’aucun de nous s’en fût aperçu. Cela était d’autant plus difficile à deviner, que jamais style ne fut plus clair, plus limpide, plus raisonnable, en un mot, que celui de Gérard ; même lorsque la maladie eut atteint incontestablement son cerveau, il conserva intactes toutes les qualités de son intelligence. Aucune faute, aucune erreur, aucune incorrection ne trahit le désordre de ses facultés intellectuelles. Jusqu’au bout, il resta impeccable.

Probablement, quand il se sentait plus exalté que de coutume, il faisait quelque petit voyage où la solitude, l’air frais des champs et les distractions de la route lui rendaient le calme. Il put ainsi cacher longtemps un état que nul ne soupçonnait. Quelques propos étranges nous faisaient bien ouvrir de grands yeux ; mais il les expliquait d’une façon si ingénieuse, si savante et si profonde, que notre admiration pour lui en augmentait. Il eût fallu, du reste, de terribles paradoxes pour nous étonner. Cependant, il est certain que, dès lors, comme le vase de cristal qui a inspiré à Sully-Prudhomme un si charmante pièce de vers, le cœur de Gérard avait reçu d’un coup d’éventail cette invisible fêlure par où s’écoulent l’âme et la raison d’un homme. L’histoire de ses amours resta toujours obscure ; il fonda un journal, il fit des pièces pour se rapprocher de son idole, il écrivit des lettres passionnées et charmantes qu’il mit sans doute à la poste dans sa poche, car celle à qui elles s’adressaient en eût été touchée. Déclara-t- il jamais formellement son amour ? Nous l’ignorons. Mais, dans sa nouvelle d’Aurélie, qui est comme une sorte d’histoire voilée de sa passion, il semble s’accuser d’un tort imaginaire ou réel qui lui aurait valu les rigueurs méritées de l’objet adoré. À la séparation dans cette vie s’ajoute la séparation dans l’autre. Croyant se soustraire à l’obsession d’un trop cher souvenir, il a brûlé les lettres et les frêles reliques d’amour laissées par Aurélie après sa mort, et cet holocauste réduit en cendres ses espérances de réunion extra-mondaine. Jamais il ne reverra l’uniquement aimée. Cette idée le pousse au plus sombre et au plus morne désespoir.

Dans le temps où tout lui souriait encore, il nous avait prié de faire des sonnets en l’honneur de sa maîtresse. Il trouvait que cela sentait son Valois d’avoir un Ronsard rimant sur le thème donné et pour le compte de son maître. Nous nous prêtions volontiers à cette fantaisie à laquelle de plus grands poëtes que nous ont obéi autrefois. Il nous commanda aussi un portrait de la dame de ses pensées, qui fut inséré dans Les Belles Femmes de Paris, une publication que dirigeait Alphonse Esquiros. Nous étions bien loin de prévoir quelles tristes conséquences devait avoir cet amour qui nous semblait un peu chimérique, et tout d’imagination.

Mais bientôt les bizarreries s’accusèrent davantage, et il devenait parfois difficile de les excuser, car elles sortaient du domaine de la pensée pour entrer dans le domaine de l’action. Des soins éclairés devinrent nécessaires, à la grande indignation de Gérard, car il ne concevait pas que des médecins s’occupassent de lui parce qu’il s’était promené dans le Palais-Royal, traînant un homard en vie au bout d’une faveur bleue. « En quoi, disait-il, un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas et n’avalent pas la monade des gens comme les chiens, si antipathiques à Goethe lequel pourtant n’était pas fou. » Et mille autre raisons plus ingénieuses les unes que les autres.

L’accès passé, il rentrait dans la pleine possession de lui-même, et racontait, avec une éloquence et une poésie merveilleuses, ce qu’il avait vu dans ces hallucinations, mille fois supérieures aux fantasmagories du hachich et de l’opium. Il est bien regrettable qu’un sténographe n’ait pas reproduit ces étonnants récits, qu’on eût pris plutôt pour les rêves cosmogoniques d’un dieu ivre de nectar que pour les confessions et les réminiscences du délire.

Nous l’avons déjà dit et nous ne saurions trop le redire, quel que fût l’état d’esprit où il se trouvait, jamais son sens littéraire ne fut altéré. À cette époque que nous venons d’indiquer se rapporte une suite de sonnets mystagogiques qu’il fit paraître plus tard sous le titre de Vers dorés, et dont l’obscurité s’illumine de soudains éclairs comme une idole constellée d’escarboucles et de rubis dans l’ombre d’une crypte. Les rimes sonnent comme des timbres d’or ; la phrase, quoique d’un mystère à faire trouver Orphée ou Lycophron limpides, a la plus magnifique tournure et la solennité la plus grandiose. On dirait les oracles d’un dieu inconnu.

Mais laissons ces souvenirs personnels dont le charme nous entraîne, et quittons l’homme pour le littérateur. Dans sa première jeunesse, presque enfant, Gérard avait traduit Faust, et ses sympathies l’entraînaient naturellement vers l’Allemagne, qu’il a souvent visitée et où il a fait de fructueux séjours. L’ombre du vieux chêne teutonique a flotté plus d’une fois sur son front avec des murmures confidentiels ; il s’est promené sous les tilleuls à la feuille découpée en cœur ; il a salué au bord des fontaines l’elfe dont la robe blanche traîne un ourlet mouillé parmi l’herbe verte ; il a vu tourner les corbeaux au-dessus de la montagne de Kyffhausen ; les kobolds sont sortis devant lui des fentes de rocher du Harz, et les sorcières du Brocken ont dansé autour du jeune poëte français, qu’elles prenaient pour un étudiant d’Iéna, la grande ronde du walpurgisnachtstrum : plus heureux que nous, il s’est accoudé sur la table d’où Méphistophélès faisait jaillir avec un foret des fusées de vins incendiaires. Il a pu descendre les degrés de cette cave de Berlin au fond de laquelle glissait trop souvent l’auteur de La Nuit de Saint-Silvestre et Pot d’or. D’un œil calme, il a regardé quels jeux de lumière produisait le vin du Rhin dans le roemer d’émeraude et quelles formes bizarres prenait la fumée des pipes au-dessus des dissertations hégéliennes dans les gasthaus esthétiques.

Ces excursions nous ont valu des pages d’un caprice charmant et qu’on peut mettre sans crainte à côté des meilleurs chapitres du Voyage sentimental de Sterne ; l’auteur, de la façon la plus imprévue, mêle la pensée au rêve, l’idéal au réel, le voyage dans le bleu à l’étape sur la grande route ; tantôt il est à cheval sur une chimère aux ailes palpitantes, tantôt sur un maigre bidet de louage, et, d’un incident comique, il passe à quelque extase éthérée. Il sait souffler dans le cor du postillon les mélodies enchantées d’Achim d’Arnim et de Clément Brentano, et, s’il s’arrête au seuil d’une hôtellerie brodée de houblon pour boire la brune bière de Munich, la chope devient dans ses mains la coupe du roi de Thulé. - Pendant qu’il marche, des figures charmantes sourient à travers le feuillage, les jolies couleuvres de l’étudiant Anselme dansent sur le bout de leur queue, et les fleurs qui tapissent le revers du fossé tiennent des conversations panthéistes : la vie cachée de l’Allemagne respire dans ces promenades fantasques où la description finit en légende et l’impression personnelle en fine remarque philosophique ou littéraire. Seulement, notez-le bien, la veine française ne s’interrompt jamais à travers ces divagations germaniques.

À cette époque de la vie de l’auteur il faut rattacher le beau drame de Léo Burckart, joué à la Porte-Saint-Martin, et qui restera une des plus remarquables tentatives de notre temps. Léo Burckart est un publiciste qui, dans le journal qu’il dirige, a émis des idées politiques et des plans de réforme d’une hardiesse et d’une nouveauté à faire craindre pour lui les rigueurs du pouvoir ; mais le prince, convaincu de sa bonne foi, au lieu de le bannir, lui donne la place du ministre qu’il a critiqué, le sommant de réaliser ses théories et de mettre ses rêves en action. Léo accepte, et le voilà en contact direct avec les hommes et les choses, lui, le libre rêveur qui, au fond de son cabinet, tenait si aisément le monde en équilibre sur le bec de sa plume. Épris d’un idéal abstrait, il veut gouverner sans les moyens de gouvernement ; comme un ministre de l’âge d’or, il ferme l’oreille aux chuchotements de la police, et ne sait pas que la vie du prince est menacée et que son propre honneur est compromis. Regardé comme un traître à l'égard de son ancien parti, suspect au parti de la cour, faisant en personne ce qu’il devrait laisser faire à des subalternes, contrariant les intérêts par des rigorismes outrés, marchant en aveugle dans le dédale des intrigues, en quelques mois de pouvoir il perd sa popularité, ses amitiés et presque son honneur domestique, et résigne sa charge, désabusé de ses rêves, ne croyant plus à son talent, doutant de l’homme et de l’humanité. Cependant, ce n’est point un piège machiavélique qu’on lui a tendu : le prince s’est prêté loyalement à l’expérience ; il a apporté en toute franchise son concours au penseur.

L’impression de ce drame, d’une rare impartialité philosophique, serait triste, s’il n’était égayé par la peinture la plus exacte et la plus vivante des universités. Rien n’est plus spirituellement comique que ces conspirations d’étudiants pour qui boire est la grande affaire, et qui songent à Brutus en chargeant leur pipe. Cette pièce, d’un poëte enivré à la coupe capiteuse du mysticisme allemand, semble, chose bizarre, l’œuvre froidement réfléchie d’un vieux diplomate rompu aux affaires et mûri par la pratique des hommes ; nulle colère, nul emportement, pas une tirade déclamatoire, mais partout une raison claire et sereine, une indulgence pleine de pitié et de compréhension.

De longs voyages en Orient succédèrent à ces travaux. Les Femmes du Caire et Les Nuits de Ramazan marquent cette nouvelle période. Passer des brumes d’Allemagne au soleil d’Égypte, la transition était brusque, et une moins heureuse nature eût pu en rester éblouie. Gérard de Nerval, dans ce livre, dont le succès grandit à chaque édition, a su éviter l’enthousiasme banal et les descriptions « d’or et d’argent plaqués » des touristes vulgaires. Il nous a introduits dans la vie même de l’Orient, si hermétiquement murée pour le voyageur rapide. - Sous un voile transparent, il nous a raconté ses aventures avec ce ton modeste et cette naïveté enjouée qui font de certaines pages des Mémoires du Vénitien Carlo Gozzi une lecture si attrayante. L’histoire de Zeynab, la belle esclave jaune achetée au djellab dans un moment de pitié philanthropique, et qui embrase son voyage de tant de jolis incidents à l’orientale, est contée avec un art parfait et une discrétion du meilleur goût. Les mariages à la cophte, les noces arabes, les soirées de mangeurs d’opium, les mœurs des fellah, tous les détails de l’existence mahométane sont rendus avec une finesse, un esprit et une conscience d’observation rares. Le style se réchauffe et prend des nuances plus ardentes sans rien perdre de sa clarté.

Les légendes de l’Orient ne pouvaient manquer d’exercer une grande influence sur cette imagination aisément excitée, que l’érudition sanscrite des Schlegel, Le Divan oriental -occidental de Goethe, les ghazels de Ruckert et de Platen avaient, d’ailleurs, préparée depuis longtemps à ces magies poétiques. La Légende du calife Hakem, l’Histoire de Balkis et de Salomon montrent à quel point Gérard de Nerval s’était pénétré de l’esprit mystérieux et profond de ces récits étranges où chaque mot est un symbole ; on peut même dire qu’il en garde certains sous-entendus d’initié, certaines formules cabalistiques, certaines allures d’illuminé qui feraient croire par moments qu’il parle pour son propre compte. Nous ne saurions pas très surpris s’il avait reçu, comme l’auteur du Diable amoureux, la visite de quelque inconnu aux gestes maçonniques, tout étonné de ne pas trouver en lui un confrère. Une préoccupation du monde invisible et des mythes cosmogoniques le fit tourner quelque temps dans le cercle de Swedenborg, de l’abbé Terrasson et de l’auteur du Comte de Gabalis. Mais cette tendance visionnaire est amplement contre-balancée par des études d’une réalité parfaite, telles que celles sur Spifame, Restif de la Bretonne, la plus complète, la mieux comprise que l’on ait faite sur ce Balzac du coin de la borne, étude qui a tout l’intérêt du roman le mieux conduit. Sylvie, l’œuvre la plus récente de l’écrivain, nous semble un morceau tout à fait irréprochable ; ce sont des souvenirs d’enfance ressaisis à travers ce gracieux paysage d’Ermenonville, sur les sentiers fleuris, le long des rives du lac, au milieu des brumes légères colorées en rose par les rougeurs du matin ; une idylle des environs de Paris, mais si pure, si fraîche, si parfumée, si humide de rosée, que l’on pense involontairement à Daphnis et Chloé, à Paul et Virginie, à ces chastes couples d’amants qui baignent leurs pieds blancs dans les fontaines ou restent assis sur les mousses aux lisières des forêts d’Arcadie ; on dirait un marbre grec légèrement teinté de pastel aux joues et aux lèvres par un caprice du sculpteur.

Nous n’avons pas la place pour analyser Le Chariot d’enfant, drame étrange traduit du roi Soudraka, le poëte aux oreilles d’éléphant, que Gérard fit avec Méry, si expert dans les choses de l’Inde, que personne n’a jamais voulu croire qu’il n’y fût point allé. Gérard prétendait que Méry n’était qu’un ancien mouni de Bénarès, faisant son cinquième avatar dans la peau d’un Marseillais. Cette idée de la continuation des types à travers diverses formes s’accuse clairement dans le beau drame de L’Imagier de Harlem, dont les personnages semblent avoir existé de tout temps et se prolonger en ondulations toujours plus grandes vers l’océan des âges. Aspasie y figure en plein moyen âge, comme Hélène paraît dans le donjon féodal du Second Faust de Goethe.

Dans la dernière partie de son Voyage en Orient, Gérard - après avoir mis en pension, chez madame Carlès, Zeynab, l’esclave couleur d’or aux cheveux bleus et à la poitrine tatouée de soleils, dont il était si embarrassé, qu’il voulait nous en faire cadeau, sachant nos idées turques à l’endroit des femmes -, partit de Beyrouth et se dirigea vers ce Liban où croissent les cèdres qui fournissaient des poutres au temple et au palais de Salomon, où dans les grottes semble se tordre encore le dragon que transperça de sa lance monsieur saint Georges, le bon chevalier, et où l’on croit entendre Vénus pleurer sur le corps d’Adonis. Il visita les châteaux des chefs druses et maronites, semblables à des burgs du XIIIe siècle. Ce n’était pas seulement l’amour du pittoresque et de la couleur locale qui l’entraînait dans ces hautes et sauvages montagnes, c’était aussi le désir de se renseigner sur la doctrine secrète des Druses, religion étrange, la seule qui ne se recrute pas, qui n’admette pas de néophyte, car on est Druse de toute éternité et l’on ne saurait le devenir. Sans être bien nettement d’aucune religion, Gérard avait la curiosité et le respect de toutes, même de celles qui sont tombées. S’il était poli pour Jéhovah et pour Allah, il avait de bonnes paroles pour Jupiter et les autres Olympiens, « car, disait-il, on ne sait pas ce qui peut arriver ». Un jour, à la place Royale, debout devant la grande cheminée du salon de Victor Hugo, Gérard dissertait sur son sujet favori, mélangeant les paradis et les enfers des différents cultes avec une impartialité telle, qu’un des assistants lui dit : « Mais Gérard, vous n’avez aucune religion ! » Il toisa dédaigneusement l’interlocuteur, et, fixant sur lui ses yeux gris étoilés d’une scintillation étrange : « Moi, pas de religions ? J’en ai dix-sept … au moins. » On pense bien qu’une pareille profession de foi termina la discussion. Personne dans l’assemblée ne pouvait déployer un tel luxe de croyances.

La religion des Druses est la dernière révélée. Son dieu Hakem, dont le nom mystique est Albar, se manifesta à lui-même et se reconnut. C’était, du reste, un personnage aussi puissant sur terre qu’il pouvait l’être au ciel. Cette éclosion de la divinité s’opérait dans le corps du calife Hakem, commandeur des croyants et régnant au Caire quatre cents ans environ après l’hégire. Cette croyance n’admet pas les renégats d’un autre culte. Comme dit la loi : « La porte est fermée, l’affaire est finie, la plume est émoussée. » Hamza fut le prophète de Hakem, qui eut quelque peine à se faire admettre comme dieu, quoiqu’il eût la face d’un lion, ne voix de tonnerre et des yeux de saphir. Hakem est un dieu à la façon de Bouddha ; il apparut au monde sous plusieurs formes et s’est incarné dix fois en différents lieux de la terre, dans l’Inde d’abord, en Perse plus tard, dans l’Iémen, à Tunis, et ailleurs encore. C’est ce qu’on appelle les stations. Hakem doit se montrer encore une fois sous le nom du Madhi, et lady Esther Stanhope, qui, pendant son long séjour au Liban, s’était infatuée des idées des Druses, lui tenait dans sa cour un cheval tout préparé. Toutes ces mystagogies plaisaient fort à Gérard ; mais, quand il alla rendre visite, dans la montagne, au cheik Saïd-Escherazy, ce n’était plus le désir de pénétrer les arcanes de la religion druse qui lui faisait donner de l’éperon à son grand cheval blanc. Il se souciait assez peu de la pierre noire et de la plante aliledji. Un nouvel amour était né dans son cœur, et il demandait au chef druse stupéfait la main de sa fille, l’attaké Siti-Saléma, qu’il avait entrevue en compagnie de Zeynab, chez madame Carlès.

N’allez pas croire que cet amour fût une infidélité à la chère mémoire. Ce type de beauté n’était pas une révélation, c’était un souvenir. À travers cette jeune fille ressuscitée et rajeunie apparaissait l’ancien amour, dont il était allé chercher l’oubli en Orient. Ces cheveux blonds, cette blancheur lactée, ce nez aquilin d’une fierté presque royale, ce sourire tendre et sérieux, il les avait déjà vus ailleurs, et, devant cette beauté connue, son cœur à peine cicatrisé se rouvrait et versait des larmes rouges. Le hasard ou la fatalité, pour nous servir d’une expression plus turque, le ramenait vers celle qu’il fuyait, et, tout joyeux de sentir battre ce cœur qu’il croyait mort, il s’écrie dans une effusion lyrique :

« En quittant la maison de madame Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un bruit, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre. Ce pays qui a ranimé toutes les forces et toutes les aspirations de ma jeunesse, ne me devait pas moins sans doute. J’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cour de mes ans, que je me refaisais enfant au berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle ! »

Ces rêves de bonheur furent un peu tempérés par la rencontre qu’il fit sur la route d’un escarbot pareil à ces scarabées égyptiens qui portent le globe sur leur tête, lequel poussait péniblement dans la poussière une boule de fiente plus lourde que lui. Gérard vit là un présage de contrariété, de malheur, d’obstacles invincibles. Initié aux mythologies et aux superstitions de tous les peuples, chaque chose devenait pour lui un augure et prenait des sens inconnus au vulgaire. Les nombres, les étoiles, les vols d’oiseaux, les traversées fortuites d’un animal sur le chemin influaient sur ses résolutions. Comme Carlo Gozzi, le charmant auteur des Contre- Temps, il voyait dans les plus minimes accidents de la vie le travail d’esprits taquins et malicieux. Il avait lu les Memorabilia de Swedenborg et il connaissait les correspondances mystérieuses des rêves. Personne plus que lui ne mélangeait nos deux existences diurne et nocturne, et pour lui le songe ne différait pas de l’action. Ce fut ainsi qu’il perdit la notion du chimérique et du réel, et passa de la raison à ce que les hommes appellent folie, et qui n’est peut-être qu’un état où l’âme, plus exaltée et plus subtile, perçoit des rapports invisibles, des coïncidences non remarquées et jouit de spectacles échappant aux yeux matériels.

Quoi qu’il en soit, le présage de l’escarbot était vrai. Le cheik Saïd-Escherazy accorda bien sa fille, l’attaké Siti-Saléma, à Gérard de Nerval ; la jeune fille lui donna une tulipe rouge et planta un petit arbre qui devait croître avec leurs amours ; mais le mariage ne se fit pas. Une de ces pernicieuses fièvres du Hauran si funestes aux voyageurs attaqua Gérard et le força de changer d’air. Il quitta le Liban pour Constantinople, où l’air est meilleur, et, de là, voyant dans cette maladie un avertissement des puissances supérieures, il écrivit au cheik pour dégager sa parole. - Et Zeynab que devint-elle ? se demande le lecteur. Elle resta dans le Liban avec Siti-Saléma, qui l’avait prise en amitié.

Ainsi finit ce petit roman oriental, moitié réel, moitié imaginaire, comme toute la vie et toute l’œuvre de Gérard. Notre poëte regretta-t-il beaucoup Saléma ? Nous en doutons. Sans se l’avouer, il pensait, comme Chamfort, qu’il n’y a en amour que des commencements. Il se plaisait à disposer sa vie comme un drame. Il provoquait les aventures, arrangeait les situations, se passionnait pour l’héroïne, déployait beaucoup de ressources et d’éloquence, et, au dénoûment, il s’esquivait, soit timidité, soit lassitude, ou vague crainte de voir son désir accompli. Sans posséder l’objet aimé, il avait obtenu ce qu’il cherchait : l’émotion, l’enthousiasme, le déplacement du but de l’existence, et surtout un motif de rêverie amoureuse. Cette rêverie était tellement intense, que la réalisation n’y eût rien ajouté.

Revenu à Paris, Gérard eût bien voulu retourner en Orient ; mais sa santé morale, profondément altérée, et dont il avait conscience, l’empêchait de se hasarder dans un lointain voyage, et, avec la probité délicate et scrupuleuse qui le caractérisait, il crut devoir rendre l’argent qu’il avait reçu d’un ministère pour une mission en Syrie, qu’il ne se sentait plus capable de remplir. C’est alors qu’il entreprit d’écrire un livre qui, depuis longtemps, roulait dans sa pensée et qui semblait se refuser à toute condensation littéraire. Nous voulons parler d’Aurélia, ou le Rêve et la Vie, une des plus étranges productions qui soient sorties d’une plume humaine. On a dit d’Aurélia que c’était le poëme de la Folie se racontant elle-même. Il eût été plus juste encore de l’appeler la Raison écrivant les mémoires de la Folie sous sa dictée. Le philosophe y assiste avec sang-froid aux visions de l’halluciné. Il ne les dément pas, il ne les combat pas ; il les explique, il en montre le point de départ, il en suit la filiation, il en détermine les rapports avec les milieux, les circonstances, les accidents, les antériorités et les souvenirs de la veille ou du rêve. On y voit, à propos d’un amour malheureux, la lutte du pressentiment et de la volonté, de la fatalité et du libre arbitre. Les ressorts que fait mouvoir le hasard sont mis à nu, et la moindre action prend une importance énorme, car un seul mouvement peut ébranler jusqu’à ses dernières limites le monde des esprits et des choses. Aux rêveries platoniques se mêlent les mystères de la cabale ; aux tableaux du Songe de Polyphyle, les visions de la Vita nuova. Creuzer avec sa Symbolique y coudoie le comte de Gabalis, et le Cazotte du Diable amoureux y tient la plume. Mais, vers la fin de la seconde partie, dont on a retrouvé les dernières pages inachevées dans la poche du mort, la raison se trouble, le rêve se change en cauchemar. Les anges blancs de Swedenborg s’envolent pour faire place aux anges noirs et aux djinns de la démonologie orientale. La mélancolie tourne au désespoir, la fatigue à l’accablement. On entre dans cette période que les illuminés appellent le capharnaüm. La lampe, près de s’éteindre, ne jette plus que des lueurs intermittentes, éclairant à demi des fantômes grimaçants et des chimères monstrueuses qui, d’un ton somnolent, murmurent des choses oubliées, incompréhensibles ou vaguement effrayantes. On sent que le dénoûment approche et que ce dénoûment sera fatal. En effet, avec un cordon qu’il prétendait avoir été la propre jarretière de la reine de Saba, le malheureux Gérard de Nerval termina ses angoisses, et le dernier objet qu’entrevirent ses yeux mourants fut ce corbeau qui lui était déjà apparu sur le pont du navire, quand il allait de Beyrouth à Saint-Jean-d’Acre pour demander la rentrée en grâce du père de l’attaké Siti- Saléma. Peut-être, avant d’exécuter sa triste résolution, la maxime druse, avec son inflexible rigueur, lui était-elle revenue à l’esprit : « La porte est fermée, l’affaire est finie, la plume est émoussée. »


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