Éternels Éclairs

Témoignage d'un Accident Vasculaire Cérébral (AVC) :
Bon coeur et mauvais sang, Partie III

Témoignage AVC

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Stéphen Moysan,
printemps 2016 - printemps 2017

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Ce livre est un témoignage.

Cependant l’auteur juge utile de préciser
qu’Elisabeth est en réalité deux personnes
distinctes dont les histoires ont été réunies.


Merci pour votre lecture.

67. Noël en famille

Ma réadaptation en hôpital de jour est désormais terminée. Je me demande quotidiennement comment envisager la suite. J'essaie de me constituer un planning d'activités à entreprendre mais j'ai trop peu de centres d’intérêt. Je suis incapable de le remplir autrement qu’avec les tâches : faire les courses, faire le ménage, faire la vaisselle, faire la lessive ; bref que des je dois que la vie exige et rien que je ne veuille accomplir. Si seulement j’étais en mesure d’écrire, cela pourrait occuper mes journées. J’ai également pensé à reprendre le sport. J’aime beaucoup le tennis de table, j’étais assez bon avant, mais mon champ visuel s’est dégradé, au point que voir l’arrivée de la balle soit difficile sous certains angles. Et puis ce ne sont que deux ou trois heures par semaine, qu’accomplir le reste du temps ? J’en parle à Gwen et Eric lors de notre trajet en voiture pour aller fêter Noël chez Papou et Manou avec ma famille. Arrivé à destination chacun me réconforte : « Ne t’inquiète pas, tu trouveras. » Ils sont tous adorables mais j’ai toujours le sentiment d’être incompris. Chaque jour je vais un peu plus mal que la veille. Je suis submergé de pensées noires et j'ai l’impression de tomber dans des abîmes où personne ne pourra venir me chercher. J'en ai marre de savoir que la guérison sera longue et difficile.

68. Un cadeau qui fait mal

Malgré mon spleen, le repas de Noël est plaisant. Les discussions sont joyeuses, l’ambiance délicieuse. Jusqu’à l’heure des cadeaux, la soirée a été parfaite. J’ouvre le mien avec l’engouement d’un enfant. Mais alors que beaucoup de personnes auraient été heureuses de découvrir ce que m’offre mon père, je ne fais que semblant de l’être. Je me rappelle lui avoir déconseillé de m’acheter un Ipad car je n’aime pas me créer des utilités que je n’ai pas. Il est passé outre ma recommandation, persuadé que cette tablette me serait profitable pour ma rééducation. Même si je sais toute la bonté qui le poussa à me l'acheter, intérieurement je ne peux m'empêcher de penser qu’une fois encore mon entourage ne m’a pas écouté. Le cadeau vaut trop cher pour le plaisir qu’il me procure. Je suis gêné. Mon père est un homme formidable que je n'aurai jamais pu égaler. Nous sommes si différents. Lui a la chaleur des gens modestes, calmes et réfléchis ; moi j’ai le cerveau qui bout d’être prétentieux, impulsif et révolté. Heureusement j’ai quelques qualités permettant de compenser. Il est dur de décevoir ses proches quand on essaye de bien faire. Je veux éviter cette leçon à mon père. Il ne devrait pas avoir à me supporter dans cet état. Mon cœur met mon esprit à sang. Je sens que je vais craquer, des larmes commencent à couler.

69. Rage et désespoir

De retour à Paris, avant le réveillon, je suis anéanti. Plus rien ne va et je ne peux plus lutter contre. Absolument tout m'échappe et c'est de pire en pire. Je pleure en permanence sans raison particulière. Par conséquent, je demande à mes parents de me faire interner. Je n’imagine pas d’autres solutions. J'ai besoin d'un lieu où l'on pourrait s'occuper de moi. Un endroit qui m'obligerait à suivre des activités. Putain ! J'étais mort et je ne veux pas revivre. Vous comprenez ? C’est trop dur. Le même refrain de mécontentement tourne en boucle dans ma tête. Pourquoi a-t-il fallu que je me réveille ? Ma vie n'a aucun sens. Je suis devenu un moins que rien, une erreur de la nature. Ce monde me répugne. Vouloir le bonheur des gens est un projet que nul ne peut réaliser. L’humanité est une espèce nuisible. Qu'il existe ou non, il n’est pas besoin d'un Dieu pour nous punir, on se débrouille très bien tout seul. Je n'ai que des pensées négatives qui se collent les unes aux autres. Allez-y : Continuez de détruire notre planète, laisser tuer des innocents, commercer à nous en faire payer le prix de la guerre ! Au final vos seuls gains seront nos pertes. Et moi je me hais de vous haïr, je préférerais crever que de sauver les responsables de notre inhumanité. Et ça me tue que de l’avouer. Est-il possible d’être pardonné ?

70. Des cachets, s'il vous plait

André Marie Ampère, fondateur de l'électrodynamique et un des pères de l'électromagnétisme, a dit un jour : « Je possèderais tout ce qu'on peut désirer au monde qu'il me manquerait encore tout : Le bonheur d'autrui. » Il n'existe pas de phrase pouvant mieux décrire ce que je ressens à présent. L'histoire humaine est vectrice d'angoisse, l'indifférence cause de ma souffrance, le manque d'espoir la projection de mon futur. J'éprouve en parallèle un certain trouble. J’ai l’impression de savoir que l’avenir sera noir et qu’il faut absolument accomplir un changement radical dans notre manière de vivre. Je ne comprends pas pourquoi les hommes ne tentent pas de rendre l’avenir meilleur. J’ignore ce qui de l’écologie ou de l’économie posera davantage de problèmes. Une chose est sûre néanmoins, les discours politiques de notre époque auront contribué au pire. Ils ont érigé le mensonge comme symbole du pouvoir. Je refuse d’entendre que la misère de la majorité est méritée, et le travail la plus grande des valeurs. Car le problème est qu'il n'y en a pas pour tous. Alors il suffit d’accuser ceux qui sont exclus d’être responsable de leur sort et le tour est joué, avec servilité et stupidité nous finissons par l’accepter. Comme je suis malade, à en vomir le disfonctionnement de la société ! Des cachets, s'il vous plait.

71. Dieu ne condamne jamais l'amour

Si tel qu'on l'affirme parfois poétiquement « le sourire est chez l'homme l'empreinte de Dieu », il m'a déserté et je n'ai plus que des larmes. La nouvelle année ne commence pas mieux que s'est terminée la dernière. Prozac : antidépresseur, et Lysanxia : anxiolytique, viennent s'ajouter à mon traitement habituel. Ma mère devra arrêter son travail un mois et veiller sur son fils. Nul ne veut m'envoyer dans un asile et aucun endroit n'existe dans ma situation qui soit mieux que chez elle. Il va falloir qu'elle et sa compagne Lucie me supportent. Oui, celle qui m'a donné la vie aime une femme depuis approximativement douze ans maintenant, et quoique malheureusement certains en pensent, je crois qu’il n’y a pas suffisamment d'amour sur Terre pour pouvoir se passer de celui-ci. Et je suis persuadé que le Dieu que j’ai entendu ne condamne jamais l'Amour ! Quiconque affirmerait l'inverse se tromperait. Aussi, Lucie et Marianne, la bien-aimée de mon père, sont deux femmes douces et adorables ayant chacune contribué à ce que mes parents surmontent l’épreuve de me voir confronté au pire. Aujourd'hui, le mal qui m’accable est trop important. Seule ma mère peut m’apporter le soutien nécessaire pour le supporter. Elle est prête à endurer, et je suis prêt à partager avec elle un peu de ma souffrance.

72. Comme un enfant

Aider consiste à répondre aux besoins d’autrui en essayant de bien faire. Les bonnes pensées ne sont souvent pas suffisantes, il faut agir. De plus, on ne doit pas attendre qu’une personne en difficulté fasse la moitié du chemin qui nous sépare d’elle pour apporter notre soutien, mais la devancer. Maman met en pratique ces louables paroles qu’elle m’a apprises. Je suis redevenu comme un enfant de dix ans comptant sur sa mère pour se rétablir. Je dors les deux tiers de mon temps et je la suis le tiers restant. Je suis à nouveau complètement dépendant. Chaque avancée significative vers un rétablissement est suivie d'un recul malheureux qui m'empêche de constater mes progrès et me mine le moral. Ces incessants retours en arrière sont tellement usants que j'en perds en partie mes repères. Où en suis-je dans le processus de guérison ? Nul n'a la capacité ni la possibilité de me l'avouer. En fait, je pense que personne n'en sait rien, et qu'on ne veut pas l'admettre. La seule certitude que j'ai, est que nous partirons bientôt dans les Vosges avec ma marraine. Maman et Lucie ont loué un gîte qui nous promet de bonnes vacances. Je les attends avec impatience. Je suis loin de me douter que je ne peux pas skier convenablement car j'ai perdu en force et en motricité, et que je n’ai plus d’endurance.

73. Entouré d'athées

J’ai le sentiment que plus rien n’a d’importance, que toute pensée, toute réflexion, toute certitude a disparu de mon cerveau et que tout n’est plus que leurre, mensonge et illusion. Je trouvais ennuyeuse la conviction des croyants quand j’étais athée, je réalise combien il est dur d’être un croyant entouré d’athées. Mes proches me poussent à me détacher de Dieu et ils prieraient presque afin que j’y parvienne. Quand je leur demande : - pourquoi n'existe-t-il pas ? Ils me répondent qu'il y a trop d'injustices sur Terre pour qu’elles soient tolérées par un père. Pourtant beaucoup sont parents et peu d'entre eux tentent de réparer ces injustices. Allez comprendre : c'est l'incohérence humaine. Certains soulignent aussi qu’il y a trop de croyants qui au nom des religions font la guerre. Quand bien même ils ont raison, l’athéisme dominant à travers une société laïque n’a jamais empêché les exactions, les massacres, ou les exploitations coloniales. Au 20 ème siècle, la France est-elle le pays de la paix ? J’ai longtemps été du côté de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, je connais donc certains de leurs discours. En revanche, je ne maîtrisais pas ceux que l’on prononce dans le but de répliquer. Mais incontestablement sur ce sujet sensible, et je n’y échappe pas, discuter c’est encore tenter de convaincre sans écouter.

74. Les questions religieuses

Hormis pour les prophètes des grandes religions, avoir entendu Dieu parait inconcevable et entraine une intolérance qui rend l’expérience inavouable ; car nombreux sont ceux qui ont tenu pareils propos à de mauvaises fins. Conduit à m’expliquer sur le sujet à l’hôpital, j’ai été confronté à une multitude de questions. À la première d’entre elles : « Etiez-vous croyant avant l’AVC ? », ma mère répondit à ma place « Oui il a lu la Bible. » Le manque du mot m’empêcha de défendre l’idée que j’étais athée jusqu’à récemment, et que j’étais ensuite devenu agnostique. Que dans mon cas lire la Bible n’impliquait pas la croyance, seulement l’envie de s’instruire. D’autres questions toutes aussi évidentes sur les religions Juive et Musulmane me furent posées, comme : pouvez-vous donner les noms des saintes écritures ? Leurs lieux cultes ? Raconter leur histoire ? Ils ont été jusqu’à m’interroger sur le Bouddhisme. Mais j’avais également lu la Torah, le Coran, et quelques ouvrages tibétains de référence. Être en mesure de leur répliquer a eu l’effet inverse de ce qu’ils espéraient, cela renforça ma foi. Bien sûr, si leurs questions avaient été plus compliquées je n’aurai pas forcément pu leur fournir de réponses satisfaisantes mais j’ignore pourquoi elles furent élémentaires ?

75. Dépression sous contrôle

J’ai vécu ma dépression comme si j’avais tourné en rond dans un cercle de négativité d’où l'on imagine ne jamais pouvoir sortir. Pour la vaincre, j’ai dû rompre avec mes pensées négatives, trouver des chemins transversaux qui nous éloignent des idées destructrices. Avant les médicaments c’est une horreur. Vous êtes envahi par la fatigue. Vous fonctionnez au ralenti. Les gestes du quotidien sont difficiles à accomplir. Vous manquez cruellement d’énergie. Et vous attribuez ces symptômes à d’autres causes ; en ce qui me concerne, à l’AVC. Vous éprouvez une grande tristesse, et ne ressentez plus de plaisirs. Je me suis alors réfugié dans le sommeil pour éviter de me sentir coupable de mon désespoir et laisser filer le temps. Chaque pensée est un coup de fusil sur votre esprit qui vous reproche votre état d’abattement. Vous n’imaginez pas qu’il y ait une issue positive à l’impasse émotionnelle dans laquelle vous êtes. Le pessimisme règne sur vos idées de moins en moins nombreuses. J’ai également été enclin à l’hypersensibilité. Après la prise des médicaments, j’ai cessé de pleurer en permanence, de vouloir mourir sans être capable de le mettre en application. Cependant, vivre ne m’enchantait pas outre mesure. Doux euphémisme, en fait, vous vous moquez d’absolument tout et attendez que vienne le soulagement.

76. Participer à rendre le futur meilleur

Incapable de me maîtriser, de dominer mes difficultés, de penser que mon malheur compte moins que la réaction qu'il devrait susciter, que de chagrins je me serais épargnés en me décidant à avoir du courage. S'il est un temps pour discuter et un temps pour agir, pour l'instant je préfère me taire, mais je n'oublierai ni ce que j’ai vécu hier ni ce que je projette d'accomplir pour demain. Je me souviendrai que prier en faveur du bien ne suffit pas, il faut aussi œuvrer en son nom. Les miracles sont rares, ils n’en seraient pas sinon ; alors il est vain de trop compter dessus. J’ai ressenti d’autre part le besoin d’aider et d’être aidé. Il m’apparait ridicule de s’épuiser à se débattre seul. Plus de choses seraient accomplies en imaginant moins d'impossibles. Laissons à Dieu la tâche de s'imposer aux hommes mais ne laissons pas les hommes ignorer leurs tâches pour que le bien s'impose. Vouloir atténuer tous les maux qui nous accablent frôle peut-être l’utopie, mais encore faut-il essayer d’en soulager un minimum afin d’améliorer la situation, et alors des autres nous nous occuperons. Je sais qu’il ne sert à rien d'admettre ce que j'espère, je dois d’abord me rétablir et avancer progressivement, cependant j'ai enfin une envie qui m’anime : participer à rendre le futur meilleur.

77. Reprise en main

Mai 2014. Je commence à sortir de plusieurs mois de dépression quand ma sœur accouche d’une adorable fille dont elle me propose de devenir le parrain. Cela me procure un immense bonheur. Je n’avais rien ressenti de tel depuis l’AVC. Je veux être digne de la confiance qui m’est accordée. Avoir des responsabilités à l’égard de Lilwenn amplifie mon désir de rétablissement. Sur une photo prise quand je la porte dans mes bras, je ne me reconnais pas. J’ai des joues de hamster et un peu de ventre. Je monte donc sur une balance qui m’indique 96 kg. Je mesure 1m 88 et je pesais douze kilos de moins auparavant. Décision immédiate : régime sec et musculation obligatoire en compagnie de Julien. Je déteste cette activité mais elle est nécessaire. Mon corps en a grand besoin. De plus, puisque ma sœur m’a choisi comme témoin de mariage, je dois préparer un discours avec l’aide de ma nouvelle orthophoniste qui m’a redonné goût à l’écriture. C'est loin d'être facile mais progressivement j'avance. J’ai également remplacé ma psychologue par une psychiatre en ville. Elle me trouve trop négatif parfois, je lui envie sa joie ; mais si je l’apprécie, elle n'a pas encore gagné ma confiance. J'ai l'impression d'aller en séance comme d’autres allaient autrefois à confesse, pour se pardonner le pire.

78. Poussé à ne pas croire

Tout mon entourage me pousse à oublier ce qui m’a conduit à séjourner en psychiatrie. Comme si j'avais eu le choix de vivre ce qui m'est arrivé et que je devais le nier. Mon esprit m'a peut-être joué un tour, oui mais dans ce cas précis ce tour m'a semblé divin. Qu'y puis-je ? Voici un an que cet évènement s'est passé et inconsciemment je désirerais qu’il se reproduise. À défaut de revivre l'illumination, ne pas y croire parait tellement important qu'au fond de moi je sens qu'autrui finira par me faire douter de ce que j'ai vécu. Peut-être est-ce même de ma faute car j'essaye parfois de convaincre mes proches que je détiens la vérité et ne pas y parvenir me fait souffrir. J'ai apparemment le don de me perdre dans des impasses intellectuelles et je refuse que l'on me guide. Pire, si j'ai vécu Dieu, je ne mets pas ma foi en religion. Elles insufflent malheureusement trop de mensonges dans les têtes en s’en mettant plein les poches pour que je me permette dans soutenir une. Cela ne signifie pas qu’à mon avis Moïse, le Christ, ou Mahomet n'ont pas existé, ou n’ont pas eu le rôle que Dieu leur a donné, mais que leurs descendants ne sont pas dignes de faire perdurer leurs messages. « Ce sont des ultra capitalistes en religion. Ils enferment Dieu dans le coffre fort de leur cœur afin qu'il rapporte des intérêts pour la vie éternelle. »

79. Ce que je désire

D’après certains je blasphème, d’après d’autres je délire, et pourtant d’après moi je vais mieux ; drôle d'ironie, l'existence a parfois de curieuses tournures. Je réalise que vouloir faire don de soi et combattre l'injustice ne me suffit pas, je veux trouver un moyen de la vaincre, que l'Homme se sauve de lui même. J’ignore encore que la force des actes simples peut tout changer et j’aspire à des choses trop compliquées. Je ne crains plus de mourir, seulement de vivre sans réaliser ce que j'ai à accomplir. J'aimerai sauver des vies à la manière de Gandhi. Mais rien que le citer me fait manquer d'humilité. Je suis déjà mal parti. La gloire, la reconnaissance, l'argent, je n'en veux pas. Le bien d'autrui, voilà mon bien-être. Je rêve que chaque individu puisse avoir le minimum pour vivre, un toit et à manger. Je trouve que c’est le plus beau projet qui soit. Mais cela ne peut advenir que par une volonté collective. Hélas les hommes d’aujourd'hui ne pensent qu'à eux, qu'en sera-t-il demain ? J'espère un avenir qui rime avec sourire car j’ose croire que ce dernier s'il est vrai ne peut s'acheter, se mendier, s'emprunter ou se voler. Le meilleur remède à ma propre tristesse est de me lancer à la poursuite de la tristesse d'autrui à soulager. Et peut-être qu’un jour je rirai d’avoir tant pleuré.

80. Un adieu manqué

Il est étrange de ne plus devoir retourner à l’hôpital ; j’en éprouve de la joie, mais moins que je ne l’aurais cru. Je n’ai aucune nouvelle d’Emilie depuis longtemps, Elisabeth et Eric Z me manquent également. J’ai été négligeant avant de partir et je n’ai demandé le numéro de téléphone qu’à notre ami allemand avec l’espoir de continuer à le voir et de l’aider un peu. Seulement quand je l’appelle, il ne se souvient jamais de mon prénom au moment des présentations et je suis obligé de lui raconter ce que nous avons vécu ensemble, ce qui le gêne terriblement. Il dit que je l’ai tellement soutenu qu’il est mal à l’aise de ne pas se souvenir du gentil Stéphen. Je lui réponds qu’il exagère, qu’on a tous mis énormément de temps à retenir comment les autres se nomment, et que ce n’est pas important. Mais souvent, à peine avais-je eu le temps d’entendre la sonnerie qu’il l’interrompait sans décrocher, alors j’ai arrêté. Elizabeth doit continuer de l’aider. C’est un amour ; si je donnais un peu d’argent chaque semaine à Eric Z, elle faisait bien plus que moi en allant lui faire ses courses. Quand les gens ont appris notre soutien, ils m’ont vivement conseillé d’arrêter. Soi-disant que ce n’était pas notre rôle que de lui céder de l’argent. Pourtant il ne s’agissait pas de billets gagnés durement. Et s’il aidait les autres, recevoir lui était plus compliqué.

81. L’accident d’Elisabeth

Elisabeth était une femme formidable, cadre en gestion de commerce pour une entreprise dans laquelle elle travaillait depuis trente ans, épouse aimée par un mari prévenant et dotée d’une grande gentillesse, mère de deux fils sympathiques âgés de quinze et vingt ans. Un lundi, tandis que nous suivions le programme de rééducation, lors d’une séance collective du groupe de parole, elle nous raconta son incroyable histoire jusqu’à dévoiler des faits que les médecins ignoraient encore. Elle craignait de trop en dire. Elle avait vécu une expérience de mort imminente, avec des événements qu’elle se sentait jusqu’ici incapable de raconter par souci du qu’en-dira-t-on et des conséquences que ses révélations pourraient avoir. Elle était sortie acheter des croissants pour ses collègues pendant la pause café de dix heures. Elle se rendait souvent dans cette boulangerie, il lui suffisait de traverser la route longeant les bureaux. Au passage clouté, elle n’imaginait pas qu’un chauffard au téléphone allait griller le feu rouge et la renverser. L’impact à approximativement 50 km/h fut extrêmement violent. Plus de la moitié des victimes décèdent à cette vitesse. Sa prise en charge rapide par l’hôpital lui sauva la vie. Des médecins urgentistes réussirent à la réanimer, tandis que son cœur s’était arrêté de battre un certain temps.

82. L’EMI

Qu’ont vécu les personnes ayant subi un arrêt cardiaque plusieurs minutes, quand aucune machine ne peut prouver qu’elles sont toujours en vie, et que des pratiques médicales intensives vont pourtant réanimer. Ont-elles connu la mort ? Elisabeth, depuis son réveil du terrible accident qui la plongea dans un coma prolongé, était habitée par cette question que la plupart des scientifiques ne se posent pas. Puisque les concernés sont encore en vie, ils ne peuvent pas l’avoir connue. On ne revient pas vivant de la mort, c’est la définition même de celle-ci ? Pourtant, si elle la comprenait, Elisabeth ne pouvait pas se satisfaire de cette réponse qui allait à l’encontre de ce qu’elle se souvenait avoir traversé. Alors avant de nous dévoiler son histoire, comme par crainte d’être remise en cause, elle insista pour nous signifier qu’elle n’avait jamais été croyante, qu’elle ne s’était pas mariée dans une église, que ses fils n’étaient pas baptisés, et que les religions avaient longtemps été pour elle synonyme de guerre plutôt que de paix et d’amour. D’ailleurs si elle était sûre de ce qu’elle avait éprouvé, elle ne cherchait pas à convaincre, mais à comprendre. Et pour se faire, elle voulait partager avec nous son expérience, selon les conseils de son mari inquiet de ne pas pouvoir l’aider et qui lui avait recommandé d’en parler à la psychologue.

83. Le Passeur lumineux

Au cours de son récit, Elizabeth nous dit avoir du mal à trouver les mots pour raconter son histoire, qu’il était compliqué de transmettre par le langage ce qu’elle avait éprouvé. D’abord, elle s’était sentie emportée puis isolée dans un endroit sombre. Elle était ici et ailleurs, flottant à travers l’espace, dans ces espèces de limbes quand sa défunte mère apparut de nulle part pour la rassurer. Elle n’avait pas de corps physique comme les vivants en ont mais c’était pourtant elle qui lui dévoilait que le Passeur lumineux viendrait l’aider. Sa mère avait l’air jeune et heureuse, et semblait accueillir Elisabeth au seuil de la mort. « N’aie pas peur, tout va bien, un choix s’offre à toi » fut le dernier message qu’elle lui prodigua. Puis elle se retira lentement en lui chantant une chanson de son enfance. Une fois qu’elle fut partie, le Passeur lumineux arriva. Sa lointaine pâleur initiale dégageait une clarté de plus en plus brillante à mesure qu’il se rapprochait de notre amie, et devenait éclatante à tel point qu’on aurait cru un soleil humain. Un amour merveilleux et une bonté incommensurable émanaient de cet être de lumière. Il communiquait avec Elizabeth au moyen de la captation de pensées. Il lui proposa de la guider. Elle n’avait pas le moindre doute quant au fait qu’il était là pour l’aider.

84. Le retour à la vie

« Elisabeth as-tu fini de te réaliser ? Es-tu prête à mourir ? » furent deux questions que le Passeur lumineux lui posa sans laisser supposer qu’il jugerait la réponse. Elle aurait aimé lui répliquer qu’elle désirait le suivre, néanmoins elle s’inquiéta pour ses enfants : Qu’adviendrait-il d’eux ? Ils n’étaient pas suffisamment préparés à s’assumer. Elle ne pouvait donc pas les quitter. Après, elle visionna en son for intérieur, et dans ce qu’elle appela un instantané chronologique, chaque épisode de son existence que le Passeur lumineux connaissait déjà. Ses émotions ressenties par le passé la traversèrent à nouveau. Revoir sa vie dans le moindre détail la remplit de joie. Il y avait bien sûr des instants qui la rendaient moins fière, mais elle ne se sentait pas accusée d’avoir péché pour autant. Quand le film de son existence s’acheva, elle se trouvait au bord d’un lac splendide, dans un paysage vallonné, aux couleurs intenses et à la luminosité exaltante. Et le Passeur lumineux lui affirma en souriant qu’il suffisait qu’elle franchisse la frontière de l’autre monde pour qu’une nouvelle vie commence. Elle pouvait également décider de faire demi tour afin de retrouver ses enfants et son mari. C’est ainsi qu’elle était revenue parmi nous, transformée affirmait-elle par l’incroyable expérience qu’elle était persuadée d’avoir vécue.

85. L’avis de la Psy

La psy avait eu l’air surpris par la tournure des événements de notre groupe de parole collectif et consacra ma séance personnelle de la semaine à me questionner sur comment j’avais ressenti la situation. - Avais-je été troublé par les propos d’Elisabeth ? Certainement. Comment aurais-je pu ne pas l’être ? J’avais confiance en elle, et il m’était difficile de ne pas la croire après ce que j’avais traversé moi même. Si rien dans mon expérience personnelle ne me permet de témoigner comme notre amie l’a fait ; elle dit avoir connu l’au-delà, que la peur de la mort s’efface et que ses valeurs ont changé ; j’ai l’impression pour ma part qu’après avoir lutté pour survivre le jour de mon AVC je me suis sereinement résigné à mourir comme gagné par une paix intérieure, et que dès lors vivre avait perdu son intérêt. Cette sérénité peut-être liée à un abandon de soi me manque. J’essaye de l’oublier au quotidien sans jamais y parvenir vraiment. La psy me révéla que les propos d’Elisabeth étaient relativement courants pour les patients ayant approché de trop près la mort. Que si elle ne mentait certainement pas, il y avait encore de nombreux phénomènes que les scientifiques ne pouvaient pas totalement expliquer sans que cela confère pour autant trop de crédit aux théories religieuses.

86. Entraide

J’aimerais dire à Elisabeth que parfois lorsqu’on sort d’un AVC, on oublie certains gestes, et on le regrette. J’aurais du lui demander son numéro de téléphone avant de partir. Une telle femme ne se rencontre pas souvent. Comment ai-je pu ne pas y penser ? J’ai été trop négligent. J'ignore ce qu'elle et Eric Z sont devenus mais ils m'ont tellement apporté que je souhaiterais leur exprimer une nouvelle fois tout le bien que je pense d’eux. Il y a parfois une solidarité entre patients, qu’on ne retrouve pas après. Eric Z, par exemple, s’occupait d’acheter le journal aux handicapés qui le lui demandaient. Je crois que l’entraide qui survient afin d’affronter la maladie finit par se perdre dans le quotidien de la vie ordinaire. Il n’y avait pas besoin de la chercher à l’hôpital, la sollicitude était là, même chez certaines personnes habituées à côtoyer le pire, je songe notamment à une ergothérapeute qui avait donné son ancien téléphone Hi-Tech à Eric Z. Que manque-t-il aux « biens portants » pour avoir cette humanité ? Qu’est-ce qui la bloque ? Mathieu m’a posé un jour ces questions. Je n’ai pas su lui répondre. Sûrement s’aperçoit-on mieux de l’importance de rendre heureux lorsqu’on est victime d’un malheur. Et puis quand tout va bien, peut-être que les gens en veulent encore plus, même au détriment des autres.

87. Injuste monde

Avant de poursuivre mon récit, je dois admettre avoir toujours eu énormément de mal à m'avouer que l’injuste monde dans lequel nous vivons satisfait nos démocraties et que si tel n'était pas le cas on tenterait de le changer. Depuis près de cinquante ans, nous avons le pouvoir de ne plus affamer les populations les plus pauvres, de ne plus suivre la raison du plus fort, de ne plus exclure les perdants du système compétitif, c'est à dire une grande majorité des habitants sur cette planète. Les classes supérieures justifient l'exploitation des bas revenus par une augmentation salariale de ceux-ci ; réjouissons-nous, il y a moins de crève-la-faim, moins de sans abris, moins de misère (quoique ces affirmations soient contestables ces dernières années), mais plus d'injustices, d'oppositions haineuses, et de profits indécents. Pourquoi chercher un autre système si celui-ci convient ? Même ceux qui n'ont pas espèrent avoir beaucoup plutôt qu'avoir tous. Alors que faire ? Puisque penser à court terme engendre notre perte à long terme, notre incapacité à ressentir la souffrance d'autrui aboutira à notre propre souffrance. Continuons de nous détourner des défavorisés, refusons de partager l'abondance pour posséder davantage encore, d'autres auront de moins en moins et nous le payerons.

88. Un mauvais système

Une addition d’erreurs, voici la facture que nous aurons à régler. Tandis que donner aux pauvres revient à entretenir leur pauvreté et que ne pas donner consiste à les laisser en pauvreté, peut-être faudrait-il qu'ils acquièrent la possibilité de sortir de la pauvreté, sinon ne soyons pas surpris que les moyens importent peu pour survivre ou devenir riche. Aussi les gens sont étranges, ils marchent vite jusqu'à courir pour s'offrir à la servitude de l'esclavage commercial. Dans un système ultralibéral extrémisé où la minorité au pouvoir détient la majorité des richesses il est évident que le peuple a le devoir de se poser les bonnes questions. Car à soumettre autrui au règne d'un matérialisme qui finit toujours par être corrompu, c'est à leur perte que les systèmes grandissent jusqu'à s'effondrer. Je crois encore valable la réflexion de Chesterton disant : « Le monde s'est divisé entre Conservateurs et Progressistes. L'affaire des Progressistes est de continuer à commettre des erreurs. L'affaire des Conservateurs est d'éviter que les erreurs ne soient corrigées. » Il parait compliqué de le contredire. Et peut-être est-ce là le pire. Le système perdure en s'envenimant jusqu'à son inévitable fin. Car s'il est évident que celui-ci nous a permis de progresser, il est aussi certain que poussé à son paroxysme, il nous détruira.

89. Renouveau

J’ai recommencé à penser ma place dans le monde. Et j’aimerais que ce dernier devienne meilleur. Le défaut majeur qui m’habite est que j’exige trop de moi et des autres. Avoir entendu Dieu est un lourd fardeau à porter pour qui ne peut rien accomplir de merveilleux. Je devrais renoncer à essayer de justifier sa présence, mais je n’y parviens pas. Je me sens investi d’une mission que j’ignore et paradoxalement je doute d’être capable de la réaliser. Je sais à quel point cela peut paraitre ridicule, alors je me tais. J’ai honte de ce que je pourrais dire. De nombreuses convictions que j’avais avant mon AVC étaient remises en cause. Mes relations amicales devenaient également différentes. J’avais été déçu par ce que je croyais être d’excellents amis. Dans la difficulté, parfois certaines personnes n’agissent pas comme attendu. Heureusement, d’autres à la bonté infinie ont fait preuve de tellement de gentillesse que je n’aurais jamais assez de gratitude pour les remercier. J’ai vraiment été incroyablement bien entouré mais pas forcément par tous ceux que j’imaginais. Avec du recul, je pense qu’il faut faire une croix sur les reproches que l’on porte en nous comme une blessure et sourire à la vie. J’aurais détesté l’entendre à l’époque mais parfois une perte peut offrir la possibilité d’un gain à qui est prêt à le saisir.

90. Pertes et gains

J’ai jusqu’ici évoqué mes pertes comme conséquence de la maladie : celle du langage qui a affectée ma passion de l’écriture et notamment de la poésie, celle de la mémoire et de ce que j’avais pris pour de l’intelligence par association de mauvais esprit, celle d’une promotion qui m’a subitement échappé après m’avoir fait envie, celle de vieilles amitiés dont on regrette la tournure la nuit, mais je commence à percevoir des gains : celui que le silence m’a apporté en me faisant saisir l’importance d’écouter les autres parler, celui d’un certain oubli des choses m’ouvrant à de nouvelles idées, ou de l’oubli du passé qui oblige à un présent de vérité, celui d’une pause dans le travail permettant de comprendre que bien que nécessaire il n’est pas suffisant pour nous combler, celui de quelques connaissances que l’on pense avoir négligées et qui pourtant nous donnent leur amitié. Alors je sais qu’il est possible de ne pas s’en remettre et que l’on croit parfois ne rien tirer de bon de la maladie, mais même dans les mauvaises situations on apprend ce que peut être la vie. Le plus difficile est de l’accepter. Et cela nécessite de se laisser du temps. Ma situation était grave mais il y a toujours pire que soi, aussi je ne peux pas dire la réaction que j’aurais eu dans d’autres cas. Je ne peux que compatir, c’est tout.

91. Reprise de l’écriture

Plus de quinze mois après l’AVC, je parle mieux. Sur l’épreuve des 80 mots, j’en cite maintenant 65. J’étudie la poésie à nouveau. J’ai par ailleurs rédigé mon discours pour le mariage. Je considère qu’il a le mérite d’exister même s’il est médiocre. L’orthophoniste qui ne partage pas mon avis sur la qualité de mon texte m’encourage à persévérer. J’imagine qu’en entendant Dieu j’ai compris une chose essentielle sur ce qu’impliquait l’écriture. Sa prochaine révolution passera par l’absence de ponctuation, qui dans la parole de Dieu n’est pas nécessaire. Je n’ai sûrement pas le talent suffisant mais je me dis que je tenterai de démontrer cette conviction un jour dans le prologue d’un livre sur mon histoire personnelle par exemple. Ce n’est pas sans raison que mon texte, écrit par l’intermédiaire de Dieu, avait à mon sens tant de superbe. Le message autant que la forme de celui-ci étaient d’une importance capitale. Et il serait vain de vouloir transmettre le premier sans le second. Au mieux je pourrais approcher le style mais je serais incapable de le reproduire. J’ajoute que j’ai développé une analyse différente de celle que j’avais concernant l’art auquel j’aspire. J’ai un peu honte de la résumer ainsi pour la définir : Le vers libre, contrairement à ce que j’en ai lu, peut apporter beaucoup à la poésie.

92. Poèmes d’été : La matinée

I Prendre son temps Au petit déjeuner Délice du matin. Ne rien faire - Mais patiemment Le faire bien. Toucher du doigt Que le bonheur est À portée de la main. II Longue marche Sans que le ciel Ne bouge. Aller pieds nus Sur les rochers Un danger agréable. Au bord de l’eau Poussent des fleurs Sur les maillots de bain. III Fatigués du métro Ils s’entassent Sur la plage. Le chant des sirènes N’attire Que des naufragés. Une foule allongée En code barre Le prix des vacances. IV Messe de Midi Au chant du clocher Les ombres s’enterrent. Place de l’église Trop de monde À la terrasse des cafés. Brune, blonde ou rousse - Il les aime toutes ! Le soiffard.

93. Poèmes d’été : L’après midi

I À trop le regarder On plonge Dans l’obscurité. À lui tourner le dos On fait face À son ombre. Il est pourtant Sans côté sombre Le soleil. II Lourdeur du temps Le poids d’acier Du ciel bleu métal. Être en sueur Comme un poisson Sorti de l’eau. Dans l’herbe sèche Lentement la limace lèche L’ombre d’un nuage. III D’humeur noire Le voici faire De l’humour fumant, Il coule un bronze Au pied du Christ Qui reste de marbre, Le vieux marin Son âme rouillée Par l’océan. IV À fuir le malheur On peut faire Le tour du monde. À mettre nos crimes Bout à bout On mesure les ténèbres. Même à reculons Ceux qui vivent Avancent vers la mort.

94. Péché de vanité

J’ai créé ces poèmes d’été suite à mes vacances avec Sébastien. Le recueil qui en est né s’intitulera Vers libres en référence à Vers nouveaux d’Arthur Rimbaud. J’ai toujours admiré les artistes aux vies tourmentées. Rimbaud et Verlaine, Van Gogh, Blake, Morrison et d’autres occupent une place importante dans mon esprit. C’est curieux, même après l’AVC je n’ai jamais oublié leurs noms à eux. Chacun leur tour, à des âges différents, ils sont venus me hanter en me laissant l’impression que je n’étais qu’un fantôme. Ma vie m’a longtemps semblé trop classique pour réussir là où ils se sont imposés. Si certains ont dû attendre d’être morts avant de se révéler au grand public ; en ce qui me concerne, revenir de l’autre côté m’a fait comprendre ma médiocrité. J’ai peine à devoir l’avouer mais j’ai cru un jour pouvoir être à la hauteur de ceux que j’admirais. À l’évidence, la modestie n’était pas ma qualité première. Néanmoins j’ai constamment éprouvé de l’insatisfaction concernant les résultats de mes productions après l’euphorie de la création. Je n’ai donc jamais essayé de publier mes écrits et c’est tant mieux car j’ai particulièrement honte de ce qui faisait autrefois ma fierté. Aujourd’hui, je me demande bien pourquoi j’ai si régulièrement eu besoin d’accrocher mes rêves aux étoiles ?

95. Se sentir utile

Septembre, octobre et novembre se sont passés rapidement, je les ai consacré à écrire mon recueil de poésie Vers libres. J’essaye avec entrain de surmonter mes difficultés. Je lis quelques récits de mauvaise littérature sur des expériences particulières liées à Dieu ou à la maladie, et je visite des musées de Paris. Je redécouvre ce qu’est le bonheur. J’ai même réappris à rire. Je consacre également une à deux heures de mon temps par jour à discuter avec des sans abris, à leur payer un café au bistrot quand ils n’insistent pas trop en faveur d’une bonne bière. Bien sûr, nous restons à une table dehors pour ne pas faire fuir les clients selon la volonté du patron qui demeure réticent à les accueillir. Mais cela importe peu à mes invités, heureux de profiter de ces instants. Parfois, avant de les rencontrer, je leur prépare un sandwich. Je me dis qu’ils ont besoin d’un petit geste, j’ai besoin d’être utile, ainsi je pense que nous nous aidons mutuellement. J’avais oublié à quel point il est bon d’être fraternel. À les écouter parler je réalise que la misère peut toucher n’importe qui. Que si le sort s’acharne à vous éprouver, sans aide même les plus forts peuvent sombrer. Certains se sont toujours cru à l’abri et ont pourtant fini à la rue. Ils vous parlent un peu de cet épisode de leur vie comme je parlerais de ma maladie.

96. Le mendiant

Je ne sais plus exactement de quel jour de l’automne il s’agit, certainement un jour pluvieux comme décembre en donne souvent sur Paris, je sortais d’une séance chez la psychiatre, et elle m’avait annoncé l’arrêt programmé de la prise de médicament prescrit contre les bouffées délirantes après les vacances de Noël. J’avais déjà réduit les doses au strict minimum depuis suffisamment longtemps. Dehors, un mendiant assis sans bouger prenait l’eau et on aurait pu penser qu’il pleurait d’être ignoré par les passants qui l’éclaboussaient en marchant. Il avait une mine renfrognée, le corps grelottant, mais il attirait à lui la compassion. Ses vêtements étaient trempés et étonnamment présentables pour quelqu’un dans cette situation. Il avait écrit une longue phrase bouleversante sur un grand bout de carton qui disait ceci : « Si la richesse oblige à se taire, de peur de faire des envieux, la pauvreté oblige à réclamer. J’aimerais garder le silence, hélas j’ai besoin d’une pièce s’il vous plaît. » Sur l’instant, je m’en suis voulu de me demander comment un homme dans cette situation pouvait si admirablement s’exprimer. Je suis allé à la banque, j’ai tiré de l’argent et je suis revenu lui donner vingt euros. Je ne cède jamais de billets d’habitude, cependant cette fois j’en ai éprouvé le besoin.

97. La Rom

Le mendiant me remercia de mon attention chaleureusement. Il m’embrassa en me serrant la main. J’étais fier de moi. J’ai un peu honte d’admettre que ce geste de gratitude n’était pas totalement désintéressé. Il me donna l’impression de me rapprocher de Dieu et il m’était tout aussi profitable qu’à celui que j’aidais. Une Rom vit la scène. Elle portait une sorte de châle rouge sur la tête, un gilet gris, une robe bleue pleine de fleurs et marchait avec des chaussures ouvertes. Elle tenait un bébé endormi dans ses bras. Je connaissais cette légende urbaine affirmant que pour maintenir un enfant tranquille sans qu’il puisse déranger en criant ou en pleurant pendant que sa mère mendie, les Roms le droguent avec des médicaments ou de l’alcool qui le maintiennent dans un état de sommeil forcé. Evidemment, ils en auraient parfois de graves séquelles et il serait même arrivé qu’un petit garçon décède, incapable de résister à un tel choc. Je dois avouer que j’ignorais si la Rom était à la rue seule avec son enfant et quelles étaient ses intentions, j’éprouvais néanmoins de la méfiance à son égard. J’avais peur qu’elle n’abuse de moi. Alors quand la pauvre femme me montra son bébé en me suppliant d’un ton gémissant que je lui cède de l’argent, je n’en fis rien, et je suis parti en l’ignorant.

98. Le mensonge

Peut-être aurais-je pu oublier la situation avec la Rom si j’avais uniquement refusé de donner de l’argent, mais il se trouve qu’afin de ne pas avoir à dire à quel point utiliser un bébé, volontairement ou non, pour mendier me révoltait, j’ai menti à cette dernière, et c’était la première fois depuis l’AVC que je commettais un tel acte. La honte m’envahissait, le remord grandirait peu à peu avant que la culpabilité ne me ronge. J’avais prétendu ne plus avoir ni pièce ni billet, et que par conséquent je ne pouvais rien donner. Il serait beau d’affirmer que c’est le mendiant qui sagement partagea son gain avec la Rom, et que j’ai reçu une belle leçon de vie à moindre coût comparée à l’enseignement que j’en tirai. J’aurais aimé une pareille fin à mon anecdote. Il n’en est rien. Par mon refus moralisateur, j’ai cru offenser Dieu et me nuire à moi même. Non content de ne pas aider quelqu’un parce que j’estimais qu’il ne le méritait pas, j’avais quitté déraisonnablement le chemin de la vérité à cette fin et il m’était impossible de me le pardonner. Je n’étais certainement pas digne d’avoir entendu Dieu. Comment aurais-je pu ne pas soutenir l’attitude de la Rom faisant la manche avec son bébé, et l’aider néanmoins ? Je me suis longtemps posé cette question sans être en mesure d’y apporter une réponse satisfaisante.

99. Perdu en chemin

On souhaiterait parfois pouvoir corriger ses erreurs. Je parle à nouveau tellement bien que je viens de mentir. Mes proches paraissent pourtant s’en réjouir. Ils me soutiennent que je ne peux pas aider tout le monde, que je dois l’accepter. Ils craignent que j’en fasse trop, j’ai peur de ne pas en faire assez. Heureusement, Dieu est maintenant hors débat. Chacun croit ce qu’il croit, tant qu’il n’empêche pas l’autre de penser ce qu’il pense. Libre à chacun d’agir comme bon lui semble. J’ai fait mon deuil d’avoir été ramené à la vie. Si survivre seul à un AVC plus de cinq jours chez soi est un fait inexplicable qui ne tient pas du miracle, alors je suis incapable de fournir une réponse satisfaisante. Car ma tentative d’appeler au secours ma mère par téléphone tend à démontrer ce délai. Par contre, ce qui m’apparaît de plus en plus évident c’est que je suis loin d’être parfait et que c’est peut-être cela qui me pose problème. J’aimerais être un homme meilleur que celui que je suis. Comme le dit le proverbe, nous avons déjà rencontré l’ennemi, et l’ennemi c’est nous. J’ai l’impression de devenir quelqu’un prêt à se battre pour ses principes sans s’en montrer digne. Et trop de gens mettent en valeur ce défaut. Ce n’est pas parce que j’ignore ce à quoi je suis destiné, que je dois me contenter de me perdre en chemin.
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