Éternels Éclairs

Le Sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu. Ni vu ni connu Hasard ou génie ? À peine venu La tâche est finie. Ni lu ni compris ? Aux meilleurs esprits Que d'erreurs promises ! Ni vu ni connu, Le temps d'un sein nu Entre deux chemises.

— Paul Valery (1871-1945)
Charmes

Été : être pour quelques jours

Été : être pour quelques jours le contemporain des roses ; respirer ce qui flotte autour de leurs âmes écloses. Faire de chacune qui se meurt une confidente, et survivre à cette soeur en d'autres roses absente.

— Rainer Maria Rilke (1875-1926)
Les roses

Notre avant-dernier mot

Notre avant-dernier mot serait un mot de misère, mais devant la conscience-mère le tout dernier sera beau. Car il faudra qu'on résume tous les efforts d'un désir qu'aucun goût d'amertume ne saurait contenir.

— Rainer Maria Rilke (1875-1926)
Vergers

Si l'on chante un dieu

Si l'on chante un dieu, ce dieu vous rend son silence. Nul de nous ne s'avance que vers un dieu silencieux. Cet imperceptible échange qui nous fait frémir, devient l'héritage d'un ange sans nous appartenir.

— Rainer Maria Rilke (1875-1926)
Vergers

Douleur

Ce soir je me sens malheureux C'est qu'il a menti le beau songe Je m'exaltais en plein mensonge Ah ! comme j'en sors douloureux Je croyais, et c'était ma gloire J'espérais, c'était mon bonheur Et maintenant, j'ai dans le coeur Le mal affreux de ne plus croire Je pleure, et ma main tremble un peu Demain, je serai triste encore Je verrai sans plaisir l'aurore Et sans plaisir l'infini bleu Quand on souffre par une femme Sans espoir d'être consolé On ne voit, d'un oeil désolé Que le ciel sombre de son âme

— Albert Lozeau (1878-1924)
Poésie complète

J'attends ...

J'attends. Le vent gémit. Le soir vient. L'heure sonne. Mon cœur impatient s'émeut. Rien ni personne. J'attends, les yeux fermés pour ne pas voir le temps Passer en déployant les ténèbres. J'attends. Cédant au sommeil dont la quiétude tente, J'ai passé cette nuit en un rêve d'attente. Le jour est apparu baigné d'or pourpre et vif, Comme hier, comme avant, mon cœur bat attentif. Et je suis énervé d'attendre, sans comprendre, Comme hier et demain, ce que je puis attendre. J'interroge mon cœur, qui ne répond pas bien ... Ah ! qu'il est douloureux d'attendre toujours - rien !

— Albert Lozeau (1878-1924)
Poésie complète

Sous le ciel

Au beau ciel d'été le jour vient de naître ; Les petits oiseaux confondent leurs chants ; La clarté nouvelle emplit la fenêtre Et l'on sent l'odeur de l'herbe des champs. Le soleil reluit sur les feuilles vertes Qui tremblent au vent léger du matin. Respirant l'air bleu, les fleurs sont ouvertes : Somptueux velours et riche satin. Épris de beauté devant la nature, Vers le firmament je tourne les yeux ; L'espace infini, la lumière pure Émeuvent le coeur d'un rythme joyeux. Et cette splendeur qui charme et console Par l'homme n'est pas regardée en vain : Le meilleur de lui dans l'azur s'envole Sur les ailes d'or d'un rêve divin !

— Albert Lozeau (1878-1924)
Poésie complète

Clotilde

L'anémone et l'ancolie ont poussé dans le jardin où dort la mélancolie entre l'amour et le dédain Il y vient aussi nos ombres que la nuit dissipera le soleil qui les rends sombre avec elles disparaîtra les déités des eaux vives laissent couler leur longs cheveux passe il faut que tu poursuives cette belle ombre que tu veux

— Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Alcools

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l'onde si lasse Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va Comme la vie est lente Et comme l'Espérance est violente Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure

— Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Alcools

Déclaration

Femme, sitôt que ton regard Eut transpercé mon existence, J'ai renié vingt espérances, J'ai brisé, d'un geste hagard, Mes dieux, mes amitiés anciennes, Toutes les lois, toutes les chaînes, Et du passé fait un brouillard. J'ai purifié de scories Mes habitudes et mes goûts ; J'ai précipité dans l'égout D'étourdissantes jongleries ; J'ai vaincu l'effroi de la mort, Je me suis voulu libre et fort, Beau comme un prince de féerie. J'ai franchi les rires narquois, Subi des faces abhorrées, Livré mes biens à la curée Afin de m'approcher de toi. Devant moi hurlaient les menaces, J'ai méprisé leurs cris voraces Et j'ai marché, marché tout droit. J'ai découvert, pour mon offrande, Un monde fertile en plaisirs ; J'ai pesé tes moindres désirs, Je sais où vont les jeunes bandes, Je connais théâtres et bals ; J'ai dans les mains un carnaval, Dans le coeur, ce que tu demandes. Pour la rencontre, j'ai prévu Quand je pourrais quitter l'ouvrage, La route à suivre, un temps d'orage, Et jusqu'au perfide impromptu. J'ai tremblé que point ne te plaisent Les tapis, les miroirs, les chaises. J'ai tout préparé, j'ai tout vu. J'ai mesuré mon art de plaire, Mes faiblesses et ma fierté, Les mots, l'accent à leur prêter ; J'ai calculé d'être sincère, Triste ou gai, confiant, rêveur. Je me suis paré de pudeur, De force et de grâce légère. Et me voici, prends-moi, je viens Frémissant, comme au sacrifice, T'offrir, à toi l'inspiratrice, Mon être affamé de liens, Mon être entier qui te réclame. Donne tes mains, donne ton âme, Tes yeux, tes lèvres... Je suis tien.

— Alphonse Beauregard (1881-1924)
Les alternances

Encore frissonnant

Encore frissonnant Sous la peau des ténèbres Tous les matins je dois Recomposer un homme Avec tout ce mélange De mes jours précédents Et le peu qui me reste De mes jours à venir. Me voici tout entier, Je vais vers la fenêtre. Lumière de ce jour, Je viens du fond des temps, Respecte avec douceur Mes minutes obscures, Épargne encore un peu Ce que j’ai de nocturne, D’étoilé en dedans Et de prêt à mourir Sous le soleil montant Qui ne sait que grandir.

— Jules Supervielle (1884-1960)
La Fable du monde

Figures

Je bats comme des cartes Malgré moi des visages, Et, tous, ils me sont chers. Parfois l'un tombe à terre Et j'ai beau le chercher La carte a disparu. Je n'en sais rien de plus. C'était un beau visage Pourtant, que j'aimais bien. Je bats les autres cartes. L'inquiet de ma chambre, Je veux dire mon coeur, Continue à brûler Mais non pour cette carte Q'une autre a remplacée : C'est nouveau visage, Le jeu reste complet Mais toujours mutilé. C'est tout ce que je sais, Nul n'en sait d'avantage.

— Jules Supervielle (1884-1960)
Non renseigné

La goutte de pluie

Je cherche une goutte de pluie Qui vient de tomber dans la mer. Dans sa rapide verticale Elle luisait plus que les autres Car seule entre les autres gouttes Elle eut la force de comprendre Que, très douce dans l’eau salée, Elle allait se perdre à jamais. Alors je cherche dans la mer Et sur les vagues, alertées, Je cherche pour faire plaisir À ce fragile souvenir Dont je suis seul dépositaire. Mais j’ai beau faire, il est des choses Où Dieu même ne peut plus rien Malgré sa bonne volonté Et l’assistance sans paroles Du ciel, des vagues et de l’air.

— Jules Supervielle (1884-1960)
La Fable du monde

Absence

Ce n'est pas dans le moment où tu pars que tu me quittes. Laisse-moi, va, ma petite, il est tard, sauve-toi vite ! Plus encor que tes visites j'aime leurs prolongements. Tu m'es plus présente, absente. Tu me parles. Je te vois. Moins proche, plus attachante, moins vivante, plus touchante, tu me hantes, tu m'enchantes ! Je n'ai plus besoin de toi. Mais déjà pâle, irréelle, trouble, hésitante, infidèle, tu te dissous dans le temps. Insaisissable, rebelle, tu m'échappes, je t'appelle. Tu me manques, je t'attends !

— Paul Géraldy (1885-1983)
Toi et Moi

Âmes, Modes

Tu ne serais pas une femme si tu ne savais pas si bien te faire et te refaire une âme, une âme neuve avec un rien. À ce jeu ta science est telle que, chaque fois que je te vois tu fais semblant d’être nouvelle, Et j’y suis pris toutes les fois.

— Paul Géraldy (1885-1983)
Toi et Moi

Méditation

On aime d’abord par hasard Par jeu, par curiosité Pour avoir dans un regard Lu des possibilités Et puis comme au fond de soi-même On s’aime beaucoup Si quelqu’un vous aime, on l’aime Par conformité de goût On se rend grâce, on s’invite À partager ses moindres mots On prend l’habitude vite D’échanger de petits mots Quand on a longtemps dit les mêmes On les redit sans y penser Et alors, mon Dieu, on aime Parce qu’on a commencé

— Paul Géraldy (1885-1983)
Toi et Moi

Nerfs

Non ! Ne t'enfuis pas ! Ce geste ! de te repousser de moi, cette rigueur, cette voix, ce mot brutal - reste ! reste ! ne s'adressaient pas à toi. Je ne gronde et vitupère que contre mon propre ennui. C'est sur toi qu'en mots sévères se délivrent mes colères, mais c'est moi que je poursuis. T'en vouloir? De quoi ? Je pense à ton cœur sans récompense. Je le voudrais rendre heureux. C'est de mon insuffisance, pauvrette, que je t'en veux. Ris-toi donc du méchant geste et pardonne aux mots mauvais. En toi ce que je déteste.

— Paul Géraldy (1885-1983)
Toi et Moi

Batterie

Soleil, je t'adore comme les sauvages, à plat ventre sur le rivage. Soleil, tu vernis tes chromos, tes paniers de fruits, tes animaux. Fais-moi le corps tanné, salé ; fais ma grande douleur s'en aller. Le nègre, dont brillent les dents, est noir dehors, rose dedans. Moi je suis noir dedans et rose dehors, fais la métamorphose. Change-moi d'odeur, de couleur, comme tu as changé Hyacinthe en fleur. Fais braire la cigale en haut du pin, fais-moi sentir le four à pain. L'arbre à midi rempli de nuit la répand le soir à côté de lui. Fais-moi répandre mes mauvais rêves, soleil, boa d'Adam et d'Eve. Fais-moi un peu m'habituer, à ce que mon pauvre ami Jean soit tué. Loterie, étage tes lots de vases, de boules, de couteaux. Tu déballes ta pacotille sur les fauves, sur les Antilles. Chez nous, sors ce que tu as de mieux, pour ne pas abîmer nos yeux. Baraque de la Goulue, manège en velours, en miroirs, en arpèges. Arrache mon mal, tire fort, charlatan au carrosse d'or. Ce que j'ai chaud ! C'est qu'il est midi. Je ne sais plus bien ce que je dis. Je n'ai plus mon ombre autour de moi soleil ! ménagerie des mois. Soleil, Buffalo Bill, Barnum, tu grises mieux que l'opium. Tu es un clown, un toréador, tu as des chaînes de montre en or. Tu es un nègre bleu qui boxe les équateurs, les équinoxes. Soleil, je supporte tes coups ; tes gros coups de poing sur mon cou. C'est encore toi que je préfère, soleil, délicieux enfer.

— Jean Cocteau (1889-1963)
Poèmes (1920)

Hélas ! vais-je à présent me plaindre

Hélas ! vais-je à présent me plaindre dans ces stances, Et voir, près de Charon, La mort, indifférente à telles circonstances, Qui la décideront. Elle vit. Elle attend. Ce n'est pas dans son rôle, De choisir notre port. Ce détail est pour elle un simple coup d'épaule Que lui donne le sort. Rien ne sert de prier cette vieille statue, De savoir ses desseins ; Car ce n'est pas la mort elle-même qui tue, Elle a ses assassins.

— Jean Cocteau (1889-1963)
Plain-chant

Les cheveux gris ...

Les cheveux gris, quand jeunesse les porte, Font doux les yeux et le teint éclatant ; Je trouve un plaisir de la même sorte A vous voir, beaux oliviers du printemps. La mer de sa fraiche et lente salive Imprégna le sol du rivage grec, Pour que votre fruit ambigu, l'olive, Contienne Vénus et Cybèle avec. Tout de votre adolescence chenue Me plaît, moi qui suis le soleil d'hiver, Et qui, comme vous, sur la rose nue, Penche un jeune front de cendres couvert.

— Jean Cocteau (1889-1963)
Vocabulaire

Bêtes et méchants

Venant du dedans Venant du dehors C’est nos ennemis Ils viennent d’en haut Ils viennent d’en bas De près et de loin De droite et de gauche Habillés de vert Habillés de gris La veste trop courte Le manteau trop long La croix de travers Grands de leurs fusils Courts de leurs couteaux Fiers de leurs espions Forts de leurs bourreaux Et gros de chagrin Armés jusqu’à terre Armés jusqu’en terre Raides de saluts Et raides de peur Devant leurs bergers Imbibés de bière Imbibés de lune Chantant gravement La chanson des bottes Ils ont oublié La joie d’être aimé Quand ils disent oui Tout leur répond non Quand ils parlent d’or Tout se fait de plomb Mais centre leur ombre Tout se fera d’or Qu’ils partent qu’ils meurent Leur mort nous suffit.

— Paul Eluard (1895-1952)
Au rendez-vous allemand

L'Avis

La nuit qui précéda sa mort Fut la plus courte de sa vie L'idée qu'il existait encore Lui brûlait le sang aux poignets Le poids de son corps l'écoeurait Sa force le faisait gémir C'est tout au fond de cette horreur Qu'il a commencé à sourire Il n'avait pas UN camarade Mais des millions et des millions Pour le venger Il le savait Et le jour se leva pour lui.

— Paul Eluard (1895-1952)
Au rendez-vous allemand

Liberté

Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J'écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l'écho de mon enfance J'écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J'écris ton nom Sur tous mes chiffons d'azur Sur l'étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J'écris ton nom Sur les champs sur l'horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J'écris ton nom Sur chaque bouffée d'aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J'écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l'orage Sur la pluie épaisse et fade J'écris ton nom Sur les formes scintillantes Sur les cloches des couleurs Sur la vérité physique J'écris ton nom Sur les sentiers éveillés Sur les routes déployées Sur les places qui débordent J'écris ton nom Sur la lampe qui s'allume Sur la lampe qui s'éteint Sur mes maisons réunies J'écris ton nom Sur le fruit coupé en deux Du miroir et de ma chambre Sur mon lit coquille vide J'écris ton nom Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées Sur sa patte maladroite J'écris ton nom Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers Sur le flot du feu béni J'écris ton nom Sur toute chair accordée Sur le front de mes amis Sur chaque main qui se tend J'écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J'écris ton nom Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom Sur l'absence sans désirs Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J'écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l'espoir sans souvenir J'écris ton nom Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

— Paul Eluard (1895-1952)
Poésie et Vérité

Amour

Et l’amour ? Il faut nous laver De cette crasse héréditaire Où notre vermine stellaire Continue à se prélasser L’orgue, l’orgue qui moud le vent Le ressac de la mer furieuse Sont comme la mélodie creuse De ce rêve déconcertant D’Elle, de nous, ou de cette âme Que nous assîmes au banquet Dites-nous quel est le trompé O inspirateur des infâmes Celle qui couche dans mon lit Et partage l’air de ma chambre Peut jouer aux dés sur la table Le ciel même de mon esprit

— Antonin Artaud (1896-1948)
Tric Trac du ciel

Il n'y a pas d'amour heureux

Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix Et quand il croit serrer son bonheur il le broie Sa vie est un étrange et douloureux divorce Il n'y a pas d'amour heureux Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes Qu'on avait habillés pour un autre destin À quoi peut leur servir de se lever matin Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes Il n'y a pas d'amour heureux Mon bel amour mon cher amour ma déchirure Je te porte dans moi comme un oiseau blessé Et ceux-là sans savoir nous regardent passer Répétant après moi les mots que j'ai tressés Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent Il n'y a pas d'amour heureux Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare Il n'y a pas d'amour heureux

— Louis Aragon (1897-1982)
La Diane Française

La Rose et le Réséda

Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Tous deux adoraient la belle Prisonnière des soldats Lequel montait à l'échelle Et lequel guettait en bas Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Qu'importe comment s'appelle Cette clarté sur leur pas Que l'un fut de la chapelle Et l'autre s'y dérobât Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Tous les deux étaient fidèles Des lèvres du coeur des bras Et tous les deux disaient qu'elle Vive et qui vivra verra Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Quand les blés sont sous la grêle Fou qui fait le délicat Fou qui songe à ses querelles Au coeur du commun combat Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Du haut de la citadelle La sentinelle tira Par deux fois et l'un chancelle L'autre tombe qui mourra Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Ils sont en prison Lequel À le plus triste grabat Lequel plus que l'autre gèle Lequel préfère les rats Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Un rebelle est un rebelle Deux sanglots font un seul glas Et quand vient l'aube cruelle Passent de vie à trépas Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Répétant le nom de celle Qu'aucun des deux ne trompa Et leur sang rouge ruisselle Même couleur même éclat Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Il coule il coule il se mêle À la terre qu'il aima Pour qu'à la saison nouvelle Mûrisse un raisin muscat Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas L'un court et l'autre a des ailes De Bretagne ou du Jura Et framboise ou mirabelle Le grillon rechantera Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L'alouette et l'hirondelle La rose et le réséda

— Louis Aragon (1897-1982)
La Diane Française

Nous dormirons ensemble

Que ce soit dimanche ou lundi Soir ou matin minuit midi Dans l'enfer ou le paradis Les amours aux amours ressemblent C'était hier que je t'ai dit Nous dormirons ensemble C'était hier et c'est demain Je n'ai plus que toi de chemin J'ai mis mon cœur entre tes mains Avec le tien comme il va l'amble Tout ce qu'il a de temps humain Nous dormirons ensemble Mon amour ce qui fut sera Le ciel est sur nous comme un drap J'ai refermé sur toi mes bras Et tant je t'aime que j'en tremble Aussi longtemps que tu voudras Nous dormirons ensemble

— Louis Aragon (1897-1982)
Fou d'Elsa

Berceuse

Au fond des bois Couleur de faine, La feuille choit Si doucement Que c'est à peine Si on l'entend. À la fontaine, Le merle boit Si doucement Que c'est à peine Si on l'entend. À demi voix, Si doucement Que c'est à peine Si on l'entend, Une maman Berce la peine De son enfant.

— Maurice Carême (1899-1978)
Non communiqué

Le brouillard

Le brouillard a tout mis Dans son sac de coton Le brouillard a tout pris Autour de ma maison. Plus de fleur au jardin, Plus d’arbre dans l’allée ; La serre du voisin Semble s’être envolée. Et je ne sais vraiment Où peut s’être posé Le moineau que j’entends Si tristement crier.

— Maurice Carême (1899-1978)
La lanterne magique

Je suis comme je suis

Je suis comme je suis Je suis faite comme ça Quand j'ai envie de rire Oui je ris aux éclats J'aime celui qui m'aime Est-ce ma faute à moi Si ce n'est pas le même Que j'aime à chaque fois Je suis comme je suis Je suis faite comme ça Que voulez-vous de plus Que voulez-vous de moi Je suis faite pour plaire Et n'y puis rien changer Mes talons sont trop hauts Ma taille trop cambrée Mes seins beaucoup trop durs Et mes yeux trop cernés Et puis après Qu'est-ce que ça peut vous faire Je suis comme je suis Je plais à qui je plais Qu'est-ce que ça peut vous faire Ce qui m'est arrivé Oui j'ai aimé quelqu'un Oui quelqu'un m'a aimée Comme les enfants qui s'aiment Simplement savent aimer Aimer aimer ... Pourquoi me questionner Je suis là pour vous plaire Et n'y puis rien changer.

— Jacques Prévert (1900-1977)
Paroles

Le cancre

Il dit non avec la tête mais il dit oui avec le coeur il dit oui à ceux qu'il aime il dit non au professeur Il est debout On le questionne et tous les problèmes sont posés soudain le fou rire le prend et il efface tout les chiffres et les mots les dates et les noms les phrases et les pièges et malgré les menaces du maître sous les huées des enfants prodiges avec des craies de toutes les couleurs sur le tableau noir du malheur Il dessine le visage du bonheur

— Jacques Prévert (1900-1977)
Paroles

Le Pélican

Le Capitaine Jonathan, Etant âgé de dix-huit ans Capture un jour un pélican Dans une île d'Extrême-orient, Le pélican de Jonathan Au matin, pond un oeuf tout blanc Et il en sort un pélican Lui ressemblant étonnamment. Et ce deuxième pélican Pond, à son tour, un oeuf tout blanc D'où sort, inévitablement Un autre, qui en fait autant. Cela peut durer pendant très longtemps Si l'on ne fait pas d'omelette avant.

— Robert Desnos (1900-1945)
Chantefables

Odelette

Araignée grise, Araignée d'argent, Ton échelle exquise Tremble dans le vent. Toile d'araignée - Émerveillement - Lourde de rosée Dans le matin blanc ! Ouvrage subtil Qui frissonne et ploie, Ô maison de fil, Escalier de soie ! Araignée grise, Araignée d'argent, Ton échelle exquise Tremble dans le vent.

— Madeleine Ley (1901-1981)
Petites voix

Au bord du chemin

Si je m’assois sur le bord du chemin et que je regarde en arrière je vois combien j’ai fait peu de chemin bien qu’il m’en reste peu à faire. Mais si vivre est déjà d’entrer chez vous sans bruit, sur la pointe des pieds, c’est avec joie qu’on fléchit le genou devant votre gloire obstinée.

— Jean Grosjean (1912-2006)
La rumeur des cortèges

Essor

Par un sentier grimpant sous les cytises j’ai débouché sur un pré de scabieuses et aperçu sur la rosée qu’irise le jour naissant, prête à l’essor, la buse. Je me suis allongé pour ne plus voir des arbres que leur cime et ne savoir des vivants que leur cœur quand le langage en confie la rumeur au vent sauvage.

— Jean Grosjean (1912-2006)
La rumeur des cortèges

La palissade

Le jour se lève au fond de l’abreuvoir, les peupliers dans la fraîcheur frémissent, les iris ont hissé leurs étendards et j’entends par-dessus la palissade des voix d’enfants inventer l’aujourd’hui. Je suis très loin des autrefois, tant pis, mais peut-être encor loin de l’avenir comme une orée l’est des forêts profondes.

— Jean Grosjean (1912-2006)
La rumeur des cortèges

Le désordre

Avec ce peu de temps qui m'est alloué peu me soucie le désordre que crée l'ordre de branle-bas. Perdue d'avance chaque bataille. Admirez la malchance, la gare éteinte et les trains déraillés, les ponts pendus sur les astres noyés. La nue s'effondre où se perchaient les dieux. Notre avenir est bien plus ancien qu'eux.

— Jean Grosjean (1912-2006)
La rumeur des cortèges

Le Déserteur

Monsieur le Président je vous fais une lettre Que vous lirez peut-être Si vous avez le temps Je viens de recevoir Mes papiers militaires Pour partir à la guerre Avant mercredi soir Monsieur le Président je ne veux pas la faire je ne suis pas sur terre Pour tuer des pauvres gens C’est pas pour vous fâcher Il faut que je vous dise Ma décision est prise je m’en vais déserter Depuis que je suis né J’ai vu mourir mon père J’ai vu partir mes frères Et pleurer mes enfants Ma mère a tant souffert Qu’elle est dedans sa tombe Et se moque des bombes Et se moque des vers Quand j’étais prisonnier On m’a volé ma femme On m’a volé mon âme Et tout mon cher passé Demain de bon matin Je fermerai ma porte Au nez des années mortes J’irai sur les chemins Je mendierai ma vie Sur les routes de France De Bretagne en Provence Et je dirai aux gens Refusez d’obéir Refusez de la faire N’allez pas à la guerre Refusez de partir S’il faut donner son sang Allez donner le vôtre Vous êtes bon apôtre Monsieur le Président Si vous me poursuivez Prévenez vos gendarmes Que je n’aurai pas d’armes Et qu’ils pourront tirer.

— Boris Vian (1920-1959)
Non communiqué

Le jeu

Seize sont blancs. Seize sont noirs. Alignement d’un face-à-face. Selon son rang, chacun se place. En symétrie, de part en part. Les plus petits sur le devant. Seize sont noirs. Seize sont blancs. Huit fois huit cases. Un jeu démarre. Joutes, et coups bas, et corps à corps, et durs combats. Ultime effort pour asséner à ceux d’en face : “Échec et mat ! le roi est mort !” Complimenté est le gagnant. Mais la revanche est dans le sang. Déjà tout se remet en place. Et du combat ne reste trace. Tout aussitôt le jeu reprend. Seize sont noirs. Seize sont blancs… N’ayant soixante-quatre cases ni trente-deux participants, mais autres nombres et autres temps, la vie, pourtant, a mêmes bases.

— Esther Granek (1927-2016)
Synthèses

Toi

Toi c’est un mot Toi c’est une voix Toi c’est tes yeux et c’est ma joie Toi c’est si beau Toi c’est pour moi Toi c’est bien là et je n’y crois Toi c’est soleil Toi c’est printemps Toi c’est merveille de chaque instant Toi c’est présent Toi c’est bonheur Toi c’est arc-en-ciel dans mon coeur Toi c’est distant… Toi c’est changeant… Toi c’est rêvant et esquivant… Toi c’est pensant… Toi c’est taisant… Toi c’est tristesse qui me prend… Toi c’est fini. Fini ? Pourquoi ? Toi c’est le vide dans mes bras… Toi c’est mon soleil qui s’en va… Et moi, je reste, pleurant tout bas.

— Esther Granek (1927-2016)
Ballades et réflexions à ma façon

Leçon du maître

S’armer de patience Pour finir conquis Par la paix intérieure. Au chant des oiseaux S’entraîner au paradis À contempler des fleurs. Elle fait fi des soucis La sagesse de l’esprit D’être fou de bonheur.

— Stéphen Moysan
En route vers l'horizon

Les reflets

Comme un reflet Dans les yeux du pêcheur La couleur de la mer, En cette fin de soirée, Il a offert à son fils Le meilleur anniversaire, Heureux de l’avoir attrapée Dans son seau d’eau L’enfant repart avec la lune.

— Stéphen Moysan
En route vers l'horizon

Plénitude

Faire le vide en soi - Puis laisser le bien-être Envahir notre esprit. Plus d’envie d’ailleurs, Plus de passé ou futur, - Ici et maintenant ! Profiter de l’instant Pendant des heures Le temps du bonheur.

— Stéphen Moysan
J'écris mes silences

Des mots sur les maux

Il y a les mal aimés, les mal-logés, Les mal lunés, les mal intentionnés, Les malfaisants, les mal partis, Ou les mal barrés, et les mal venus, Mais également : les mal-en-point, Les malgré nous, les malgré moi, Les fleurs du mal, ce mal nécessaire, Un grand mal-être, le mal du pays, J’ai mal au cœur, sans malentendu, Je ne veux pas que ça finisse mal.

— Stéphen Moysan
Les cris de la mélancolie
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