Éternels Éclairs


La Place Navone

Nous aimons à rôder sur la place Navone.
Ah ! le pied n’y bat point l’asphalte monotone,
Mais un rude pavé, houleux comme une mer.
Des maraîchers y font leurs tentes tout l’hiver,
Et les enfants, l’été, s’ébattent dans l’eau, bleue,
Sous le triton qui tient un dauphin par la queue.
Au beau milieu surgit un chaos où l’on voit
Dans un antre de pierre un gros lion qui boit,
Près d’un palmier, parmi des floraisons marines ;
Un cheval qui s’élance en ouvrant les narines ;
Un obélisque en l’air sur un tas de récifs,
Flanqué de quatre dieux aux gestes sans motifs.
Nous aimions ce grand cirque à fortune inégale
Où le taudis s’accote à la maison ducale.
Nous y venions surtout dans les jours de marché :
C’est là que nous avons avec amour cherché
Quelque précieux tome, embaumé dans sa crasse,
De Marsile Ficin, de Quinault ou d’Horace,
Et, parmi les chaudrons, les vestes, les fruits secs,
Les poignards et les clefs, ces lampes à trois becs,
De forme florentine, aux supports longs et minces,
Où pend tout un trousseau d’éteignoirs et de pinces,
Et qui, flambeaux naïfs des poètes fameux,
Nous font croire, la nuit, que nous pensons comme eux.

— Sully Prudhomme,
Croquis Italiens

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